Avec le nouveau président, le » changement » ?
Depuis son élection entachée d’un soupçon de fraude massive, Félix Tshisekedi gouverne la RDC en coalition avec son prédécesseur, Joseph Kabila, qui a gardé le contrôle de la plupart des rouages du pouvoir. Une dyarchie insolite.
Alors que se préparent les célébrations du 60e anniversaire de l’indépendance du Congo, le mariage de raison conclu il y a un an et demi entre le président Félix Tshisekedi, 57 ans, et son prédécesseur, Joseph Kabila, 49 ans, tient toujours. Cette cohabitation insolite se maintient tandis que le rapport de force entre le nouveau chef de l’Etat et l’ancien est asymétrique : le second a gardé la main sur la plupart des leviers du pouvoir. Elle perdure malgré les intrigues ourdies par la famille politique du » président honoraire « . Elle n’a pas volé en éclats avec la chute des réserves en devises de la RDC, consécutive au plongeon des cours du cuivre et du cobalt, les ressources stratégiques du pays. Une crise économique rendue plus aiguë par l’apparition, en mars 2020, de la pandémie de Covid-19, qui a étranglé le secteur informel, provoqué la faillite de PME et fait flamber les prix. L’alliance entre tshisekedistes et kabi-listes résiste aussi au grand coup de balai anticorruption de la justice congolaise.
Après les vingt-trois ans d’un régime Kabila père et fils qui a déçu les attentes de nombreux acteurs congolais et étrangers, Félix Tshisekedi s’efforce de convaincre la population et les partenaires du Congo qu’il incarne l’alternance, le changement, le développement du pays. Mais le soupçon de fraude massive qui entache son élection est un péché originel que le temps ne parviendra jamais à effacer complètement. D’autant que les scores détaillés du scrutin » historique » du 30 décembre 2018 n’ont jamais été rendus publics. Début janvier 2019, les comptages de voix parvenus aux évêques congolais et les fuites de résultats obtenus par des médias étrangers font ressortir la victoire de l’opposant Martin Fayulu, qui devance très largement ses rivaux Félix Tshisekedi, candidat de la coalition Cash, et Emmanuel Ramazani Shadary, le » dauphin » de Joseph Kabila. Des ambassadeurs occidentaux et africains font alors pression pour que les résultats qui seront proclamés soient conformes au vote des Congolais.
Tshisekedi plutôt que Fayulu
Joseph Kabila tient pourtant à ce que Shadary soit déclaré vainqueur. Puis, il se ravise quand on lui fait comprendre que son poulain est trop distancé, que l’imposer pourrait provoquer une explosion populaire. Le président sortant se résigne alors à faire de Leila Zerrougui, la cheffe de la mission des Nations unies en RDC et patronne de la Monusco, son émissaire auprès de Martin Fayulu. Mais le candidat de la coalition Lamuka refuse de se rendre à Kingakati, le domaine du » Raïs « . Et le clan Kabila juge Fayulu peu manoeuvrable et trop dangereux, car soutenu par Moïse Katumbi et Jean-Pierre Bemba, les deux poids lourds de l’opposition, encore en exil.
Exit Fayulu. Et plus question de prendre en compte la » vérité des urnes « . Approché, Félix Tshisekedi accepte l’invitation à rencontrer Joseph Kabila dans sa ferme de Kingakati. Pour accéder à la magistrature suprême, le fils de l’opposant historique Etienne Tshisekedi signe un accord de coalition avec les kabilistes, qui lui imposent leurs conditions. Le nouveau chef de l’Etat, investi le 24 janvier 2019, rend hommage à son prédécesseur, qu’il avait traité de » dictateur » quelques mois plus tôt. Fayulu, lui, dénonce le » hold-up électoral » et dépose un recours devant la Cour constitutionnelle. Mais l’institution, soumise à Kabila, refuse un recomptage des voix. La communauté internationale, qui avait émis de » » sérieux doutes » sur la transparence des élections, reconnaît Tshisekedi comme président, au nom de la stabilité de la RDC.
La » marionnette » de Kabila ?
Félix Tshisekedi se fâche quand on l’accuse d’être la » marionnette » de l’ancien président. Lors de sa visite officielle en Belgique, en septembre 2019, il réplique que le peuple congolais le reconnaît comme son président et qu’il n’est pas la » marionnette « , mais » l’allié » de Kabila. Une certitude : l’ancien président a veillé à verrouiller le pouvoir. Le Front commun pour le Congo (FCC), sa mouvance politique, dispose d’une majorité écrasante à l’Assemblée nationale, au Sénat et dans les assemblées provinciales. Elle contrôle aussi la Primature, les deux tiers des postes ministériels et l’appareil sécuritaire. Le nouveau président doit composer avec l’ennemi politique d’hier. Si les deux hommes parviennent souvent à s’entendre, les relations entre leurs formations politiques respectives sont nettement plus conflictuelles. A l’Assemblée nationale, les kabilistes brandissent l’article 165 de la Constitution, selon lequel le président de la République peut être destitué pour » trahison » en cas de viol intentionnel de la loi fondamentale.
Les premiers mois de son mandat, Félix Tshisekedi, qui s’est entouré d’une centaine de conseillers, a profité du blocage des discussions en vue de former un gouvernement pour prendre des décisions et procéder à des nominations. Il a fait libérer les prisonniers politiques, signe concret d’une détente. Les exilés, dont Moïse Katumbi et Jean-Pierre Bemba, ont pu rentrer au pays. Il a cherché à mettre un terme aux tueries dans l’Est du Congo (Ituri, Nord-Kivu), où des attaques continuent néanmoins à provoquer des déplacements massifs de populations.
Les limites de la campagne anticorruption
Pour marquer le début du quinquennat par des changements susceptibles d’améliorer le quotidien des Congolais, Félix Tshisekedi a lancé de grands travaux, supervisés par son tout puissant chef de cabinet et allié, Vital Kamerhe. Mais ces chantiers s’éternisent et la justice congolaise a ouvert une enquête sur l’utilisation des fonds alloués aux marchés publics contractés de gré à gré. Des chefs d’entreprise, un ancien banquier belge et des directeurs d’organismes publics ont été incarcérés à la prison centrale de Makala. Vital Kamerhe les y a rejoints le 8 avril. Son procès pour corruption s’est ouvert le 11 mai au sein même de la prison, événement sans précédent dans l’histoire judiciaire du pays. Il est accusé, aux côtés d’un patron libanais et du responsable du service import-export de la présidence, d’avoir détourné quelque 50 millions de dollars destinés à financer la construction de logements sociaux.
En revanche, les personnalités de l’ancien régime soupçonnées de détournements de fonds massifs sont toujours en place. Félix Tshisekedi n’a pas osé écarter Albert Yuma, le très controversé président du CA de la Gécamines, reconduit à son poste. Il n’a pas gelé les comptes en banque de l’homme d’affaires israélien Dan Gertler, un proche de Kabila qui a bâti sa fortune grâce à des transactions minières et pétrolières opaques, selon Washington et les ONG de la plate-forme Le Congo n’est pas à vendre. Félix Tshisekedi ne peut ignorer que le clan Kabila a accumulé une immense fortune depuis une vingtaine d’années.
Grâce à un réseau d’affaires et à un système de corruption aux ratifications multiples, Joseph Kabila et son entourage ont constitué un empire tentaculaire qui s’étend de l’agriculture aux hydrocarbures, des mines à l’immobilier, des télécoms au secteur bancaire. Toutefois, s’y attaquer est une ligne rouge que le président ne peut se permettre de franchir. De même, les hauts responsables militaires congolais visés par des sanctions américaines et européennes pour leur implication présumée dans des massacres et la répression de manifestations prodémocratie n’ont pas été inquiétés depuis la fin du régime Kabila. La stabilité du pays, encore elle, est à ce prix.
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