Archéologie: les artistes de l’Égypte ancienne sortis de l’ombre
La mission archéologique belge dans la nécropole thébaine révèle le travail des artistes du Nouvel Empire. Des créateurs, non des copistes, selon l’historien de l’art Dimitri Laboury (ULiège).
Inaugurée en décembre 2019, l’exposition Toutankhamon, à la découverte du pharaon oublié, avait déjà attiré 100 000 visiteurs à la gare des Guillemins, à Liège, lorsqu’elle dut fermer ses portes le 13 mars dernier, corona oblige. Elle sera prolongée au moins jusqu’à la fin du mois d’août (sur réservation uniquement). Les égyptologues Dimitri Laboury et Simon Connor (ULiège) sont les commissaires scientifiques de cette exposition destinée à un large public.
Directeur de recherches du FNRS, professeur invité à l’université de Leyde et auteur d’une biographie remarquée d’Akhenaton (1), Dimitri Laboury travaille actuellement à un projet d’étude des artistes, de leurs pratiques et de leur place dans la société de l’Egypte phara- onique. Un mois avant le début de la crise sanitaire en Belgique, il se trouvait encore dans la nécropole thébaine où il codirige la mission archéologique belge, sur la rive occidentale du Nil, en face de l’actuelle ville de Louxor.
Notre pays y dispose d’une concession depuis que le professeur Roland Tefnin (ULB) a lancé en 1999 un programme d’étude et de conservation-restauration de deux tombes de la XVIIIe dynastie, situées sur le flanc sud de la colline de Cheikh Abd el-Gourna. La plupart des hauts dignitaires de l’administration, de l’armée, du clergé et des proches de la maison royale se faisaient enterrer dans ces contreforts de la Vallée des Rois, à la lisière des terres de culture et de la zone des vivants, inaugurant en quelque sorte le monde des morts, d’où son nom moderne de nécropole, cité des morts. Réparties sur environ deux kilomètres en bordure de la plaine alluviale, plus de quatre cents tombes privées ont été creusées dans le calcaire et décorées de peintures ou de reliefs, témoins exceptionnels d’un moment d’apogée de l’art égyptien sous le Nouvel Empire (1552-1069 av. J.-C.). Ce site majestueux et désertique a été classé au Patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco.
Voisins dans la mort
La mission archéologique belge a permis de mieux connaître les cousins Sennéfer et Amenemopé, demeurés proches jusque dans la mort. Ils étaient des » hommes nouveaux « , proches du pharaon Amenhotep II qui régna des environs de 1427 à 1401 avant notre ère. Gouverneur de la région thébaine, Sennéfer était notamment en charge du domaine du temple d’Amon, la plus importante structure économique de l’époque. Son cousin, le vizir Amenemopé, le premier personnage de l’Etat après Pharaon, dirigeait l’administration civile, économique et judiciaire du pays. Le nom des artistes qui ont réalisé leurs monuments funéraires reste et restera probablement inconnu, mais l’étude de leurs oeuvres a permis de mieux comprendre la place de l’artiste dans l’Egypte ancienne.
La tombe d’Amenemopé est une gigantesque chapelle funéraire restée inachevée en raison de la mort inopinée du vizir. » Vu le contexte, décrit Dimitri Laboury, l’artiste a décidé de raccourcir sa procédure picturale, afin de terminer la décoration commanditée et remplir en quelque sorte son contrat. Il a également varié son style et la qualité de son travail en fonction des conditions de visibilité de celui-ci. Ainsi, la plus petite représentation du vizir, qui est aussi la plus calligraphique et la plus détaillée, se situe juste à l’entrée de la tombe, en pleine lumière et dans la ligne de mire du visiteur, alors que les visages de personnages secondaires, de dimensions identiques, mais se trouvant à dix mètres de la porte d’entrée et trois mètres de hauteur, n’ont été qu’esquissés, réduits à leur plus simple expression. Dans les conditions antiques de visite de la tombe, personne n’aurait pu repérer une telle économie de moyens. »
Non loin de là, le monument funéraire de Sennéfer porte la trace de plusieurs artistes, peut-être jusqu’à une dizaine. » Entre les deux tombes, il y a des différences stylistiques et de logistique de travail dictées par les stratégies différentes des deux commanditaires « , conclut l’égyptologue.
Une réputation de copistes
On a longtemps pensé que les artistes égyptiens n’en étaient pas vraiment, qu’ils se contentaient de copier des figures stéréotypées, sans implication personnelle ni originalité. » Quelle que soit la définition que l’on donne aujourd’hui à l’art, celui de l’Egypte ancienne répond à tous les critères invoqués, affirme Dimitri Fourny. Cette vision des artistes de l’Egypte ancienne comme simples copistes remonte au moins à Platon. » Dans Les Lois, le philosophe grec affirme que les Egyptiens réalisent des oeuvres en tout point semblables à celles produites par leurs devanciers » dix mille ans plus tôt « . Quelques siècles plus tard, l’écrivain français Gustave Flaubert exprime ainsi son profond ennui : » Quand on a vu un temple égyptien, on les a tous vus. » Erreur !
» L’histoire de l’art mondiale nous apprend qu’il n’y a pas de civilisation sans artistes, car toute société humaine un tant soit peu sophistiquée développe un discours sur le beau et sur la valeur ajoutée qu’il représente « , recadre l’égyptologue. Le musée du Louvre, à Paris, conserve ainsi la stèle d’un directeur des artistes royaux du nom d’Irtysen, lui-même peintre et sculpteur, qui décrit les quatre compétences qui permettent de valoriser un artiste dans l’Egypte antique : ses compétences intellectuelles et sa culture savante (maîtriser l’écriture hiéroglyphique, mais aussi l’efficacité magique des rituels) ; son excellence en matière de proportions et de composition ; ses compétences iconographiques (savoir représenter les thèmes in- habituels dans l’art égyptien, comme un visage de face ou un homme en pleine action) ; et, enfin, les connaissances techniques nécessaires à la réalisation concrète de son oeuvre.
Du reste, la langue des anciens Egyptiens faisait une distinction entre les choses simplement » faites » et celles qui étaient produites à travers un processus de fabrication qu’ils appellaient hémout, un concept associé à une certaine maestria et conférant à l’oeuvre une valeur d’ordre esthétique, source de prestige. » Le hiéroglyphe utilisé pour noter ce concept de hémout (ci-dessus) – qu’il convient manifestement de traduire par art – représente le foret à mèche de silex destiné à creuser des vases de prestige en pierre dure, explique Dimitri Laboury. Cette technique est à l’origine de toute la tradition égyptienne de façonnage de la pierre, donc de toute la tradition artistique égyptienne. »
Pas d’artistes sans commanditaires
Certes, l’histoire de l’art a reconnu de la valeur aux fresques et aux monuments égyptiens, mais elle a souvent omis de les analyser dans une perspective anthropologique. Or, elles sont le produit et le lieu de la rencontre entre les trois acteurs de toute oeuvre d’art : le commanditaire, l’artiste et le spectateur. » De ces trois acteurs, le commanditaire est assurément le plus important « , soutient le chercheur liégeois. A toute époque, que ce soit dans la Grèce antique ou à la Renaissance, les membres de l’élite commandaient des oeuvres semblables à celles de leurs pairs afin de montrer qu’ils faisaient partie de l’élite. Mais, en même temps, ils souhaitaient sortir du lot en employant un artiste » pas comme les autres « , venu d’ailleurs ou le meilleur de son temps. » C’est toujours dans ce contexte d’émulation entre les commanditaires qu’émergent les signatures. En d’autres termes, l’artiste en vient à signer, car cela profite à son commanditaire. »
Lorsque les artistes étaient au service du pharaon et de sa politique monumentale, il n’y avait pas de compétition entre les com- manditaires puisque, par définition, le roi était unique. Pas d’espace, donc, pour que jaillisse une expression individualisée. » En revanche, dans le domaine privé, les notables cherchaient à s’attacher les services des meilleurs artistes. Là, on constate de véritables stratégies de mise en scène de leur image, révélant parfois des profils psychologiques très différents « , s’amuse Dimitri Laboury.Malgré tout, quelques artistes de l’Egypte antique ont traversé les siècles, comme Thoutmose, l’auteur du célèbre buste de Néfertiti. Sa maison et son atelier de sculpture, une véritable petite PME, ont été découverts à Amarna, sur le site de la résidence royale d’Akhénaton et de Néfertiti, dans l’un des quartiers chics de la ville. Ce qui démontre qu’il faisait partie de l’élite, ayant à son actif une brillante carrière socio-professionnelle en tant qu’artiste-portraitiste du roi et de la famille royale. Le nom de Pahéry nous est également parvenu. Ce peintre a travaillé dans l’administration comptable du grain d’Amon, en Haute-Egypte, avant de finir sa carrière comme gouverneur de la région d’Elkab et Esna. Il a légué son autoportrait à la postérité, le comble de la conscience de soi.
(1) Akhenaton, par Dimitri Laboury, Pygmalion, Département des éditions Flammarion, Paris, 2010, 478 p.
Malgré la disparition de Roland Tefnin en 2006, le programme d’étude de tombes de la nécropole thébaine s’est poursuivi dans le cadre d’une collaboration entre l’ULB et l’ULiège, sous la direction conjointe de Laurent Bavay (ULB), archéologue, et de Dimitri Laboury (ULiège), historien de l’art, avec le soutien des deux universités concernées, du FRS-FNRS et du ministère de la Recherche scientifique de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
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