1968 : échec politique, succès culturel
Cette année-là, une énergie contestatrice inégalée agite les pays occidentaux, de l’Europe aux Etats-Unis. La volonté de renversement des institutions, portée par une jeunesse soudain consciente de sa puissance, fera long feu. Mais un mouvement profond et radical est lancé qui va changer en profondeur la société, analyse l’historien.
1968 marque-t-elle une année de rupture dans l’histoire contemporaine ?
Avec le recul, ce n’est nullement le temps d’une rupture, mais clairement, le lieu d’une crise, une véritable » crise de croissance « . En Occident, des Etats-Unis à la France, les indicateurs économiques sont au vert et malgré cela – ou à cause de cela – plusieurs pays vont voir leur régime politique ébranlé, sans cependant qu’il en soit subverti. Mais il ne s’agit pas d’une crise politique comme dans les années 1930, à substrat économique, ni comme en 1989 – la chute du Mur – à substrat géopolitique. A l’échelle occidentale – mais aussi, plus modestement, à celle des pays de l’Est, dont la chronologie est décalée mais pas contradictoire – nous sommes au faîte de ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses. La croissance est à la fois quantitative – affaire de » niveau de vie » – et qualitative – affaire de » genre de vie « . Dans la France de mai 1968, par exemple, Georges Pompidou et Daniel Cohn-Bendit, apparemment situés aux antipodes, ont au moins en commun de penser que cette croissance est un acquis. La question réside dans la répartition de ses fruits. Et au sein des classes (économiques) moyennes, définitivement urbaines et décidément » modernes « , émerge la classe (culturelle) des » jeunes « , plus identifiés que jamais et dotés d’une autonomie financière – due à la promotion sociale de leurs aînés – et culturelle – due au net allongement de la scolarité vers le supérieur – certes relative mais désormais remarquable et remarquée. Ces jeunes ont le sentiment d’être enfermés dans des cadres obsolètes. Le phénomène est à l’oeuvre au sein de chaque culture nationale : aux Etats-Unis, en réaction à la société puritaine, en France, face à la rigidité de l’Etat gaulliste, dans les pays de l’Est, où l’on se met à rêver d’un » socialisme démocratique « . Nous sommes alors à l’apogée du mythe de la » convergence » entre les deux modèles qui s’opposent dans la Guerre froide, sous l’égide d’une pacification de ladite guerre, transposée sur le terrain de la conquête spatiale.
Et pourtant, cette année-là verra l’explosion d’une violence sans pareille dans le monde…
Il existe alors au sein des sociétés une énergie collective qui atteint son maximum en 1968. Elle produit de l' » avant-garde » aussi bien en termes politiques qu’en termes culturels. Ici le » gauchisme « , là les multiples points-limites que la création artistique et intellectuelle ne dépassera guère ensuite, de la linguistique à l’architecture, du cinéma à la philosophie. Un mot unifie assez bien tous ces mouvements analogues : le progressisme. La formule, un temps à la mode, de la » contestation « , rend bien compte de cette radicalité qui anime les catégories sociales les plus influencées par cette mythologie progressiste, des » paysans travailleurs » aux intellectuels lecteurs de Herbert Marcuse (NDLR : philosophe allemand (1898-1979)) ou d’Ivan Illich (NDLR : politologue autrichien (1926-2002)). Elle est source d’un refus violent de l’establishment. Elle révèle les tensions entre une société qui perçoit obscurément qu’elle est en train de conquérir de nouvelles capacités d’autonomie et des institutions établies – fussent-elles » de gauche » : partis ou syndicats, mandarins de l’Université ou de la Culture. L’avant-garde la plus radicale voulait faire la révolution dans son acception classique, c’est-à-dire dans une véritable subversion par rapport au pouvoir établi. Daniel Cohn-Bendit s’inscrit ainsi dans une perspective libertaire. Il amorce l’incendie mais il sera ensuite submergé par les courants marxistes qui portaient une vision traditionnelle de la révolution. Dès que les institutions, un temps débordées, reprennent la main, qu’il s’agisse du pouvoir gaulliste ou du Parti communiste, l’échec politique de la nouvelle gauche radicale devient patent. En revanche, le mouvement subversif issu des profondeurs de la société, lui, va poursuivre sur sa lancée. À distance d’un demi-siècle, on peut dire que 1968 a été un échec politique mais une réussite culturelle.
Dans quelle mesure ?
L’idée d’un » Grand Soir « , résumé à un changement d’institutions politiques, fait long feu. A l’Est, l’échec du Printemps de Prague confirme que le régime soviétique est irréformable. A l’Ouest, la gauche radicale ne surmonte pas les contradictions de ses modèles, éclatés entre l’URSS, Cuba, la Chine ou l’alternative libertaire. En France, l’échec politique de mai 1968 est triple : immédiat avec la victoire électorale de la droite en juin, second avec le remplacement de De Gaulle par Pompidou en 1969, qui » recentre » la république gaullienne, final avec la configuration inédite depuis 1936 d’une gauche tendant vers l’union mais sous l’égide non plus de son aile radicale (le PCF) mais de son aile modérée (le nouveau PS), vers laquelle convergent quantité d’anciens gauchistes de 68. En revanche, tout se passe comme si de profonds bouleversements – certains diront d’ordre sociétal, je dirais plutôt culturel – cristallisés dans les années 1960 commençaient leur marche ascendante. Celle-ci ne s’est plus arrêtée. Le libertaire a accouché du libéral. Le procès de Bobigny, en 1972 (NDLR : procès pour avortement contre 5 femmes), tout comme le » manifeste des 343 salopes « , un an plus tôt, est un acte de provocation radical pour faire évoluer la législation. Songez à la rapidité avec laquelle la loi Veil sur la légalisation de l’avortement a été votée. Alors qu’il a fallu attendre 1969 pour que sortent les décrets d’application de la loi Neuwirth adoptée en 1967 (NDLR : elle autorise l’usage des contraceptifs en France). Quand la gauche unie arrivera au pouvoir en 1981, elle opérera une réforme capitale tout à fait contraire à ses traditions étatistes en libéralisant les ondes de la radio et de la télévision. Evidemment, dans des pays de tradition moins étatiste que la France, cette évolution dans le sens de la réalisation d’une démocratie libérale » avancée » va encore plus de soi. Dans les pays de l’Est, l’installation à demeure d’une dissidence participe de la même aspiration vers plus de liberté et, surtout, de libertés. Et aux Etats-Unis, la victoire du mouvement des droits civiques laisse entendre qu’une action non-violente peut obtenir gain de cause sans recours à la subversion générale.
Finalement, la libération l’emporte partout sur la révolution ?
Exactement. 68 joue à la Révolution mais d’une part, ses principaux modèles alternatifs communient encore avec le productivisme américano-soviétique et, d’autre part, l’essence de la contestation continue à » périphériser » la guerre réelle, qui se situe au Vietnam, pas en Occident. Le terrorisme des années 1970 tentera de réintroduire la guerre au centre, mais ce sera, une fois de plus, un échec.
Au-delà de la libération, n’est-ce pas aussi l’individualisme qui finit par triompher ?
L’avant-garde modèle 68 parle volontiers en termes collectifs, voire collectivistes – le mythe maoïste en est la forme extrême – mais elle est le lieu de convergence d’itinéraires prodigieusement individuels. Voyez, parmi des milliers d’autres, celui du cinéaste Jean-Luc Godard. Sur la longue durée des cinq siècles qui s’étendent de la Réforme à nos jours, les années 1960 témoignent d’une nette accélération de la logique individualiste. En France, le mouvement de Mai 68 jette aux poubelles de l’Histoire l’éducation populaire chère à 1936 et à 1945, façon Théâtre national populaire, maisons des jeunes ou ciné-clubs. Revendiquer avec Roger Planchon » le pouvoir aux créateurs » participe d’une démarche au fond assez aristocratique. Au reste, sur le terrain, c’était plutôt deux conceptions du collectif qui s’opposaient. En juillet 1968, je suis arrivé à Avignon le soir où Maurice Béjart a sauvé le Festival en décidant de jouer au lieu de tout arrêter par solidarité avec la troupe libertaire du Living Theatre, victime de la censure. Il s’est avancé sur la scène, en jean, dans un rayon de lumière, et a pris la parole : » Nous avons répété toute la journée. Vous êtes venus pour nous voir danser. Nous allons donc danser. Mais nous dédions ce spectacle au Living. » La représentation a démarré sous les huées d’une (petite) partie du public qui a quitté les lieux en faisant claquer ses sièges, ce qui veut dire que la grande majorité votait pour la poursuite. C’était très violent, on entendait crier » Vilar-Béjart-Salazar » (NDLR : du nom du dictateur portugais). Mais, même en Avignon, le collectif radical a échoué.
Bien des utopies ont sombré…
Regardez le destin des communautés néorurales nées dans les années 1960 : la plupart se sont volatilisées, mais la petite minorité qui a tenu a modifié en profondeur le paysage agricole des régions concernées ; simplement, il ne s’agit plus de révolution économique mais de réforme culturelle (agriculture raisonnée, développement durable, etc.). Dans les dix années qui suivront 1968, la courbe est claire : on passera de ce que j’ai appelé le » gauchisme généralisé « , façon gauche prolétarienne, aux » gauchismes spécialisés » – féministe, homosexuel, écologiste, régionaliste, etc. Et, là, les succès sont indéniables. C’est un peu la métaphore des grands concerts pop de l’époque : plus que des concerts mais beaucoup moins que des utopies.
Que reste-t-il de cette époque quand on l’a vécue à 20 ans, comme vous ?
La libération de la parole fut grisante. Mais elle coexistait avec des pratiques autoritaires qui passeraient sans doute un peu plus mal aujourd’hui. A l’université de Rennes, où j’étudiais, le leader gauchiste du département d’histoire réussit à me convaincre de ne pas voter aux premières élections universitaires, en vertu du principe radical » élections, piège à cons » : il s’appelait Jean-Yves Le Drian… (NDLR : l’actuel ministre français des Affaires étrangères, ex-socialiste).
Faut-il célébrer les 50 ans de mai 1968 ?
Pour un gouvernement en place, commémorer une révolution, c’est ambigu. Emmanuel Macron pourrait fort bien célébrer le mouvement culturel, tout en en soulignant l’échec politique. L’un de ses maîtres à penser, Paul Ricoeur, alors professeur à Nanterre, fut en mai 1968 solidaire des étudiants ; un an plus tard, élu doyen, il essaya de trouver une voie médiane, mais il fut vite balayé… La société, elle, en fera, comme toujours, à sa tête. Peut-être jugera-t-elle surtout qu’on lui parle d’une époque bien lointaine, où l’on croyait encore au progrès.
Bio Express
1948 : Naissance le 31 juillet à Fougères, près de Rennes (ouest de la France).
1980 : Publie Les Collaborateurs 1940-1945 (Le Seuil).
1983 : L’Entre-deux-mai : histoire culturelle de la France (mai 1968-mai 1981) réédité en 2018 (Alma éditeur).
1999 : Les Intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours (Armand Colin)
2018 : Président du Conseil permanent des écrivains.
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