Grand Theft Auto, la science infuse
La récente fuite de vidéos d’une version en développement de GTA VI rappelle que l’extraordinaire richesse des mondes ouverts de Rockstar Games inspire un nombre impressionnant de détournements du célèbre jeu vidéo mais aussi de projets de recherches fondamentales et appliquées.
Des plaines crépusculaires du Far West de Red Dead Redemption aux néons new-yorkais de Grand Theft Auto IV, Rockstar Games adore les bonnes histoires de braquages. Le père de la saga écoulée à 380 millions de copies ne se doutait toutefois pas qu’il serait lui-même victime du casse du siècle, le 18 septembre dernier: auteur d’un des plus gros leaks de l’histoire du jeu vidéo, un hacker, caché sous le pseudo Teapotuberhacker, postait près d’une heure de vidéos du futur GTA VI sur gtaforums.com. Les fans de cette licence séminale ne sont pas les seuls à attendre – depuis près de dix ans! – sa suite comme le messie (aucune date de sortie n’a encore été annoncée). Formidable objet d’études universitaires hétéroclites, la franchise qui a popularisé les mondes ouverts alimente ainsi, pêle-mêle, les travaux d’ethnographes, de politologues et de spécialistes en intelligence artificielle automobile. Sans oublier des chercheurs en game studies comme Fanny Barnabé du Liege Game Lab et Olivier Mauco de Science Po Paris.
Une septantaine d’études sont aujourd’hui consacrées à Grand Theft Auto par des ethnographes, politologues, spécialistes en intelligence artificielle…
Une exploration urbaine hyperréaliste et fascinante. Une transgression permanente. Mille scénarios non linéaires cachés derrière une intrigue principale. Et une galerie d’écorchés vifs attachants. La liste des ingrédients derrière le succès monstrueux de Grand Theft Auto V définit la notion de monde ouvert dont Rockstar est le roi. Le réalisme vaudou de son fac-similé de Los Angeles (et de sa région) marquait les gamers en 2013. En manque, ces derniers ont étudié à la loupe la nonantaine de vidéos de la récente fuite de GTA VI pour dessiner la carte du jeu basé à Miami. Le tout, en utilisant Google Maps, MS Paint et en faisant pas mal de maths.
Le Grand détournement
«Même si elle arrive avant l’officialisation du jeu, cette carte de GTA VI imaginée par la communauté s’inscrit dans la continuité des pratiques de détournements classiques du jeu vidéo, nuance Fanny Barnabé, enseignante Epitech et membre du Liege Game Lab. Les gamers s’approprient les divers épisodes de GTA depuis toujours. La nature du gameplay ouvert de cette licence s’y prête à merveille.» Et la chercheuse, dont la thèse portait sur la «Rhétorique du détournement vidéoludique», de préciser: «L’attente, qui est un des moteurs de la créativité des détournements vidéoludiques, joue ici un rôle clé. Les joueurs essaient simplement de combler des trous en imaginant, entre deux épisodes, ce que pourrait être le jeu. Ce phénomène est loin de se limiter au gaming. Les fan fictions de séries littéraires suscitant une forte attente – comme Harry Potter – procèdent de la même logique.»
Etudiant le jeu vidéo comme un objet culturel, les game studies tentent notamment de discerner un langage commun propre au jeu vidéo. Fan fictions, courts métrages in game (machinimas), modification de niveau existant (modding), pratique sportive (speedrun)… l’art pluriel du détournement gaming y figure comme un sujet de choix. Car il a engendré une culture à part entière se démarquant de la vocation première du jeu vidéo. La montée en puissance des vidéos de YouTube et des directs Twitch a encore dopé le phénomène. Ainsi, entre avril et mai 2021, le GTA RPZ crépitait comme une pièce de théâtre improvisée ancrée sur Grand Theft Auto: Online. Diffusée en direct, cette battle en ligne a réuni près de quatre-vingts streamers et confirmé la puissance de Twitch sur les détournements.
«L’humour joue un grand rôle dans la narration imaginaire, car il permet de créer du récit autour d’un bug drôle et absurde, souligne Fanny Barnabé. Le caractère techniquement très imparfait des univers de certains jeux ouvre donc des portes à la créativité. Lors du RPZ, chaque mort de l’avatar incarné par Antoine Daniel (NDLR: vidéaste web derrière la série What the cut) se soldait par un bug laissant un bout de son cadavre en rue. Ce dernier est alors parti sur un récit lié à une visite cocasse chez le psy. C’est d’ailleurs comme ça que fonctionnent les fan fictions en général. Chaque faille du récit original est un interstice qui permet aux lecteurs ou spectateurs de s’approprier sa création.»
L’autre côté du miroir
Les gamers sont toutefois loin d’être les seuls à détourner Grand Theft Auto V de son usage premier. Ses graphismes haut de gamme, sa physique réaliste, la circulation et les piétons de ses environnements ont en effet été utilisés à plusieurs reprises, ces dernières années, pour entraîner des algorithmes de voitures autonomes. OpenAI (financée par Elon Musk) puis DeepDrive, de l’université de Darmstadt, en Allemagne, ont ainsi formé, il y a cinq ans, un algorithme à reconnaître, par lui-même, des objets in game (rues, véhicules, signalisation, passants…) perçus par des caméras automobiles.
Ces recherches appliquées s’ajoutent à des game studies brassant actuellement une septantaine d’études liées à Grand Theft Auto. Ce résultat admirable offre, par exemple, des éclairages sur la représentation des enfants dans GTA ou sur l’utilité d’une approche ethnographique de son monde. Chercheur en sciences du jeu et en science politique, professeur à Science Po Paris, Olivier Mauco s’est lui spécialisé dans l’analyse des discours et idéologies de Grand Theft Auto. Dans son livre GTA IV, l’envers du rêve américain (Editions Questions théoriques), il détaillait, en 2013, que GTA IV a entre autres hissé le jeu vidéo comme un média à part entière capable à la fois d’offrir un plaisir propre au jeu et de tenir des discours sociocritiques sur les grands mythes fondateurs contemporains des sociétés occidentales.
GTA, c’est la vieille Europe qui réfléchit aux USA. C’est pour cela que c’est aussi très politique.».
La fin du rêve américain
«Tout le propos de GTA IV et GTA V est de déconstruire le mythe de l’homme qui réussit par la force de son travail, l’idée d’un lendemain forcément meilleur grâce à l’avancée du capitalisme et de la science, souligne Olivier Mauco, par ailleurs président de Game in Society, une agence de conception et production d’expériences ludiques. Dans ces deux jeux, accéder au rêve américain à la sueur de son front ne fonctionne plus, ce qui explique le choix du grand banditisme de ses héros.»
Sur ces deux volets, Rockstar a multiplié les points de vue face à ce rêve brisé. D’abord sous le prisme de Niko Bellic, un immigré serbe (au lourd passé) essayant de se faire une place à New York sur GTA IV. Puis en castant un trio de héros, entre bobo, jeune banlieusard et redneck sur GTA V. Qu’il s’agisse de respectivement assurer sa retraite, s’émanciper ou tout simplement survivre, leurs motivations divergent mais restent légitimes. «Rockstar illustrait ainsi il y a déjà six ans la crise de la démocratie américaine en montrant une Amérique un peu bobo contre une autre très trumpiste», précise Olivier Mauco. Ce dernier soutient également que GTA IV renoue avec les grandes fresques sociales de la littérature et du cinéma en proposant de vivre les errances d’un immigré européen à Liberty City, la fausse Big Apple du jeu. De quoi, selon lui, marcher dans les pas de John Steinbeck et Orson Welles. Et ainsi renouer avec un cinéma hollywoodien social aujourd’hui disparu. «Paradoxalement, on retrouve dans GTA la littérature réaliste des Raisins de la colère: dans son écriture, sa mise en scène des rapports humains et la manière dont la cité est satirisée», ajoute le professeur.
Prendre du recul sur l’ensemble du travail de Rockstar Games montre qu’il cultive une obsession envers toutes les formes de crimes dans l’histoire nord- et sud-américaine. Du business brésilien du kidnapping sur Max Payne 3 (qu’il a édité) aux ados délinquants des années 1960 de Canis Canem Edit en passant par les psychopathes US engendrés par la Seconde Guerre mondiale (L.A. Noire), l’éditeur/développeur semble vouloir documenter une histoire de la violence américaine.«Rockstar nous montre surtout comment la brutalité est liée au processus de civilisation et plus particulièrement de l’industrialisation de notre ère, analyse Olivier Mauco. Cela se voit sur le premier Red Dead Redemption qui se déroule à la fin du Far West et au début de la révolution industrielle. Ce dernier était très engagé politiquement. On y voit, par exemple, comment émerge l’industrie pharmaceutique. On l’oublie souvent mais Rockstar est anglais. Les frères Houser, ses fondateurs, ont une licence en lettres modernes de l’université de Cambridge. GTA, c’est la vieille Europe qui réfléchit aux USA. C’est pour cela que c’est aussi très politique.».
Gros budget et grosse conscience
Les trois premiers volets de GTA s’inspiraient avec talent des polars américains tandis que GTAVice City, le quatrième épisode, plongeait son nez dans le Scarface de Brian De Palma. Le gros virage axé sur la fin du rêve américain a, lui, été amorcé en 2004, sur GTA: San Andreas. Le jeu y met ainsi en scène les émeutes de banlieue à Los Angeles avec, au casting, un héros noir. Un propos social inédit au rayon des grosses productions gaming.
Aujourd’hui, les jeux vidéo à gros budget (baptisés triple A dans le milieu) suivent timidement ce mouvement adopté par GTA il y a 18 ans. Chez Sony, TheLast of Us Part II questionnait récemment et intelligemment le joueur sur son rapport à la violence tandis que God of War: Ragnarök se penche sur la paternité (mais pas la maternité). La société Square Enix osait de son côté laisser Life is Strange 2 parler de trumpisme ou encore Final Fantasy VII questionner le bien-fondé d’un terrorisme écologique. Mais en interview, les développeurs hébergés chez des gros éditeurs rechignent à admettre que leurs jeux se profilent comme des critiques sociales, même quand elles le sont.
«Contrairement à la plupart des jeux triple A, la saga des GTA n’est pas le fruit d’un travail collaboratif. Elle est imaginée et écrite par les frères Houser qui en font ce qu’ils veulent. Dès le premier épisode, ils ont compris que la politique était un puissant levier de communication. Avant la sortie du premier épisode, ils ont prévenu un lord anglais qu’un jeu de car-jacking sortirait, ce qui a engendré la polémique qu’ils recherchaient, relate Olivier Mauco. Commercialement, les frères Houser se sont donc rendu compte que des contenus forts faisaient sens chez les joueurs. Vu leur formation universitaire, ils connaissent le poids et la puissance de la fiction. Ils ont cette volonté de choquer par la politique, un peu comme ces labels de hip-hop hardcore des années 1990 qui étaient socialement et politiquement engagés.».
Mêlant à cette approche «consciente» une liberté d’action sans commune mesure, un ultraréalisme 3D vertigineux et une transgression permanente, Grand Theft Auto relève encore aujourd’hui du miracle tant il n’a aucun équivalent. Un braquage culturel parfait, en terres gaming ultracommerciales.
Lire aussi | Jeux vidéos: le bon, la brute et le truand… écolos
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici