Franco Dragone, l’itinéraire d’un loup, du Soleil à la Lune
Depuis 2000, il faisait «décrocher la Lune» aux habitants de sa ville de cœur, La Louvière. Il a côtoyé les stars au Québec ou à Las Vegas. A 69 ans, Franco Dragone s’en est allé rejoindre les étoiles.
Fin d’après-midi, le 29 septembre, un orage éclate dans le ciel belge. Franco Dragone a succombé à une crise cardiaque en Egypte. Celui qui, début du mois, lançait la conférence de presse de la 8e édition de l’opéra urbain Décrocher la Lune n’est plus. Né dans le sud de l’Italie, à Cairano (Campanie), il est âgé de 7 ans quand il arrive à La Louvière, où son père vient travailler dans les charbonnages. Cette ville imparfaite mais fière s’impose à lui. Le soir de son décès, l’ensemble de la classe politique saluait son engagement artistique: Elio Di Rupo (PS) adressait «ses sentiments les plus émus à sa famille», la ministre de la Culture Bénédicte Linard (Ecolo) évoquait l’ «homme de théâtre reconnu internationalement», Paul Magnette (PS) rendait hommage à «un homme attachant qui faisait rayonner la Wallonie dans le monde».
Quand il arrivait sur un projet, il fallait “secouer la scène”.
Ici et là
Franco Dragone, ancien étudiant en art dramatique au conservatoire de Mons, amoureux de théâtre- action et de commedia dell’arte, animateur au foyer culturel Alphonse Parent à Haine-Saint-Pierre, croit au pouvoir du spectacle. Il s’envole pour le Québec dans les années 1980 et participe aux débuts du Cirque du Soleil. Il y signe de nombreuses mises en scènes, du Grand tour du Cirque du Soleil (1985) à La Nouba (1998) en passant par Saltimbanco (1992, photo ci-dessous), Alegria (1994) ou Quidam (1996).
En 2000, il est approché par les pouvoirs publics locaux pour créer un spectacle d’ampleur à La Louvière. On lui propose un peu plus d’un million de francs, il en souhaite dix fois plus, les obtient, et livre la première édition de Décrocher la Lune, opéra urbain mégalomane, populaire et participatif. Il revendique la part «bling bling» de son travail, affirmant que «si nous devons mourir, mourons. Mais en faisant du bruit.» Bruit, fureur, affaires judiciaires (lire l’encadré) et lumière résument son travail, lui qui slaloma du Cirque du Soleil aux shows de Céline Dion en passant par la création de multiples succursales, décors, costumes et compagnies lunaires. Ici et là, (très) fort et (très) haut, il était le petit Louviérois qui a réussi.
Essentielle filiation
Pour Fabrice Murgia, qui a travaillé avec lui sur un show à Dubaï et mis en scène le dernier Décrocher la Lune, Franco Dragone était «un guide, un maître. Il m’a fait prendre conscience de ce que la frontière est un concept virtuel. Qu’on n’est guidé que par ce qui nous rassemble.» L’ancien directeur du Théâtre national estime que «la Belgique ne le connaissait pas comme le reste du monde. On a tort de le limiter à ses références show-biz: il pouvait renvoyer, en création, à un passage d’une pièce de Mnouchkine ou de Brook. Et puis, il y avait une chose, au cœur de son travail, qui nous faisait peur à tous: son “shake the stage ”. Il arrivait sur un projet, et il fallait “secouer la scène”. Ça nous terrorisait. Quand il prononçait ces mots, il était capable de mettre la dernière scène au premier plan, de changer toute la conduite. Il n’avait pas de dramaturgie préétablie, il se laissait guider par ce qu’il voyait. Il avait une curiosité sans limite. En réalité, Dragone était un ovni. Il a quand même réussi à présenter Le Rêve, un spectacle sur la psychanalyse, à Las Vegas! Il parlait à des millions de spectateurs et ça demandait de faire des concessions. Mais son propos n’était pas défloré. Il m’a appris qu’on pouvait s’attaquer à des choses titanesques, si on les prenait petit bout par petit bout.» En oubliant, parfois, que les journées ne comptent que 24 heures.
La face cachée
Le metteur en scène était au centre d’une instruction judiciaire ouverte à Mons en 2012 pour fraude fiscale, blanchiment et corruption. Pourtant, dix ans après sa mise à l’instruction, aucune date n’avait été fixée pour un procès en correctionnelle…
Dès 2011, les enquêteurs avaient découvert que le groupe Dragone était constitué d’une quinzaine de sociétés offshore qui «semblent dirigées depuis la Belgique». L’analyse d’e-mails et de transactions bancaires les conduisait déjà à conclure que «la trésorerie du groupe entier semble être gérée à La Louvière». Et que toutes ces sociétés devaient, en réalité, être considérées comme des sociétés belges et leurs bénéfices soumis à l’impôt.
Fin 2019, le juge d’instruction Blondiaux avait considéré que son enquête était bouclée, après une série de devoirs réalisés à l’étranger sur le tard. Et, en avril 2020, le ministère public réclamait le renvoi de six personnes en correctionnelle – dont Franco Dragone et la banque ING – pour fraude fiscale et blanchiment de près de vingt millions d’euros.
Si l’action publique concernant Franco Dragone est éteinte à la suite de son décès, cette extinction ne clôt pas la procédure judiciaire, qui dépasse le rôle joué par le Louviérois dans cette affaire.
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