Two Planets Have Been Colliding for Thousand of Years, autre performance durative imaginée par Dora Garcia. © Isabelle Arthuis

Exposition: Dora Garcia cultive le goût du malaise au M HKA d’Anvers

Michel Verlinden Journaliste

Situé au croisement des arts plastiques et de la performance, le travail de Dora Garcia cultive le goût du malaise au musée en y sondant la brutalité des rapports de force, le rejet en périphérie et les tensions inhérentes au monde social.

Performance réalisée pour la première fois dans la commune bruxelloise de Saint-Gilles en 2002, The Messenger est une pièce révélatrice de l’œuvre de Dora Garcia (Valladolid, 1965). Elle est réactivée dans le cadre de l’exposition Elle a plusieurs noms (1), au M HKA d’Anvers, avec, pour ambition de proposer un tour d’horizon de la pratique de l’artiste espagnole qui a vécu dans notre capitale avant de s’installer à Oslo.

La pièce en question s’apparente à un miroir sans complaisance de la société. Cette performance durative (NDLR: un type de performance pouvant s’étendre sur plusieurs heures ou plusieurs jours, par opposition à une représentation ponctuelle, dont l’objectif recherché est d’impliquer les spectateurs en créant une atmosphère immersive) appuie où cela fait mal. Que voit-on? Un homme, ou une femme c’est selon, s’adressant aux visiteurs d’un musée. Ces derniers se sont pas conscients que ce «messager» est en réalité au cœur de la proposition artistique qu’ils sont venus découvrir. La personne, dépourvue de tout élément qui pourrait l’identifier comme partie prenante du happening, est porteuse d’un message vraisemblablement urgent, ce que tout son corps s’applique à faire comprendre.

Pour Dora Garcia, la détresse n’a rien à faire au musée, elle y est comme une salissure.

Ecrit sur un morceau de papier, le court texte s’affiche dans une langue que nul ne comprend, même pas celui qui en est le porteur. En résulte un épais malaise mettant en présence un individu sous pression et des interlocuteurs soucieux d’écourter le malaise suscité par l’incompréhension – les plus empathiques d’un sourire gêné, les autres d’un visage verrouillé ne laissant aucune possibilité d’interaction. Logée dans le contexte d’institutions muséales, la mise en scène en dit long sur les impératifs d’humanité foulés aux pieds dès qu’il s’agit de donner le change culturel. La détresse n’a rien à faire au musée, elle y est comme une salissure. Tel est précisément ce que Garcia veut nous montrer: plutôt qu’un endroit de culture où l’ âme vient chercher de manière utopique sa ration d’absolu, une institution culturelle est en réalité un espace qui réplique les mécanismes de domination du monde extérieur. Ce que l’on lui demande, c’est de confirmer une supériorité, une classe, une identité, ainsi que d’en exclure ceux qui en sont jugés indignes.

The Labyrinth of Female Freedom met en scène une performeuse lisant des poèmes entre proclamation publique et murmure intime.
The Labyrinth of Female Freedom met en scène une performeuse lisant des poèmes entre proclamation publique et murmure intime. © Charles Mayer

Désobéir, dit-elle

C’est dans un M HKA quasi vide qu’Elle a plusieurs noms prend place. Pour cause, l’événement s’attache à la dimension performative, un axe essentiel du travail de Dora Garcia. Seuls quelques dessins et objets ponctuent l’espace, rappelant que l’Espagnole s’est initialement formée à la sculpture. A la fin des années 1990, elle a la révélation du potentiel performatif quand elle découvre le registre de la «performance déléguée», genre qui lui permet d’imaginer des scénarios, articulés en protocoles par la suite, dans lesquels elle n’a pas besoin de figurer. Ultraconscientisée et travaillée par les schèmes de déconstruction – à l’instar d’Heidegger, elle pense par exemple que c’est la langue, et le système dont elle émane, qui nous parle, bien plus que nous parlons la langue – cette grande lectrice de James Joyce et Jacques Lacan entretient une méfiance viscérale envers des hiérarchies instituées. Mais à la différence d’un Santiago Sierra, autre figure marquante de la performance déléguée – dont on a encore en tête 250 cm Line Tattooed on Six Paid People, cette œuvre consistant en une ligne tatouée sur le dos de six jeunes hommes de La Havane rétribués 30 dollars par personne – , Dora Garcia ne se résout pas aux reconstitutions non critiques du pouvoir.

Le féminisme est l’un des axes forts des propositions de l’artiste espagnole, comme dans son long métrage Amor Rojo.
Le féminisme est l’un des axes forts des propositions de l’artiste espagnole, comme dans son long métrage Amor Rojo. © Courtesy Auguste Orts

Pas question pour elle, comme l’a fait Sierra, de sous-payer les participants aux performances ou de leur faire accomplir volontairement des tâches humiliantes pour mieux singer la marchandisation à l’œuvre dans le capitalisme. Au contraire, Dora Garcia a moralisé la profession sur cette problématique de participants sous-payés, soit une réalité qui a entaché jusqu’à des grandes messes de l’art contemporain comme la Biennale de Venise. Pour preuve, l’artiste a débarqué à Anvers avec des contrats-types prévoyant une rétribution juste des acteurs. «C’était à prendre ou à laisser car il n’y a pas d’exposition si le musée ne s’engage pas», affirme-t-elle.

Parfois, c’est carrément à la désobéissance que Garcia pousse. Ainsi de Steal This Book (2009), par lequel elle invite le visiteur à dérober un livre, qui n’est rien de moins qu’une de ses œuvres, à l’insu du gardien de salle. Il reste que la proposition fait valoir un autre axe fort, celui du féminisme. Cette thématique sera abordée au travers d’un long métrage, Amor Rojo (2023), qui se penche sur la figure historique d’Alexandra Kollontaï, révolutionnaire soviétique et féministe radicale. Mais également par le biais d’une œuvre comme The Labyrinth of Female Freedom (2020) mettant en scène une performeuse à l’intérieur d’un cercle de craie blanche tracé au sol. Le pitch? Lire des poèmes écrits par des poétesses en modulant sa voix entre proclamation publique et murmure intime. Un choix de volume de voix qui détermine l’espace occupé par la performance.

(1) Elle a plusieurs noms, au M HKA, à Anvers, jusqu’au 21 mai.

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