Douglas Stuart: « Le rôle de la littérature est de regarder les choses les plus moches avec courage et lucidité »
Révélé par le douloureux Shuggie Bain, l’Ecossais Douglas Stuart récidive avec un poignant Mungo et confirme qu’il est bien l’une des voix queer dont la littérature contemporaine a besoin.
Bien que les librairies ferment pour cause de pandémie une semaine après la sortie de Shuggie Bain (Booker Prize 2020) au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, le premier roman de Douglas Stuart devient un phénomène littéraire porté par un extraordinaire bouche à oreille. Publié en Belgique en août 2021, ce portrait émouvant et authentique de la classe ouvrière de Glasgow meurtrie par le gouvernement Thatcher, vue par le prisme d’un jeune garçon gay vivant avec sa mère alcoolique, trouve ici aussi son public. Shuggie Bain est aujourd’hui traduit dans 39 pays. Seize mois plus tard, l’auteur de 46 ans publie Mungo, toujours aussi puissant, touchant et déchirant. Une histoire d’amour entre Mungo, le protestant, et James, le catholique, sur fond de guerre des gangs dans un Glasgow précarisé par l’héritage du thatchérisme.
Au mitan de l’heure d’une conversation chaleureuse et évoquant un récent article du quotidien français Libération qui explique qu’ à Glasgow, l’espérance de vie est la plus courte d’Europe occidentale, on se permet de faire remarquer à Douglas Stuart qu’il doit avoir une bonne étoile. «J’ai coutume de dire que je dois tout à l’Ecosse, et c’est vrai. Si j’ai pu recevoir une excellente éducation, c’est parce qu’en Ecosse, on croit au potentiel des enfants les plus pauvres. Je n’étais pas issu de la classe ouvrière mais bien en dessous de celle-ci. Orphelin, si j’étais né aux Etats-Unis, je n’aurais pas bénéficié de cette éducation-là.»
Violence de gangs
En 2000, on lui propose un boulot de fashion designer à New York. Il y restera jusqu’à sa démission du poste de vice-président de la section design chez Kate Spade, à la sortie américaine de Shuggie Bain. Depuis, il se consacre entièrement à l’écriture. Son premier roman, il l’écrit entre 2008 et 2018 dans l’appartement qu’il partage avec son mari, à deux pas de St. Mark’s Place, dans l’East Village. Vient ensuite Mungo, fascinant et bien remuant lui aussi. «Je l’ai écrit en 2018, l’année du mouvement MeToo. Les femmes parlaient de leurs traumatismes sexuels et je trouvais que les hommes n’étaient pas encore capables d’en causer alors qu’ils sont nombreux, hétéros ou homos, à avoir subi ce genre de blessures. La littérature est l’endroit où l’on peut avoir des conversations difficiles sur des sujets que la bienséance empêche d’aborder en société. Le rôle de la littérature est de regarder les choses les plus moches avec courage et lucidité. Pas de réconforter le lecteur ni de le ménager.»
Il est tentant de décrire Mungo comme une version queer de West Side Story ou de Roméo et Juliette. Pour la violence entre jeunes gens qui habite le roman, Douglas Stuart avoue avoir puisé son inspiration dans des films de gangs. «J’ai surtout pensé à Neds de Peter Mullan qui, comme Brighton Rock ou Quadrophenia, aborde la violence entre bandes de jeunes hétéros et qui se déroule à Glasgow. Comment j’interprète cette violence? La seule façon d’exister pour certains est d’être un guerrier au sein du gang, de se créer une réputation et d’entrer son nom dans l’histoire.»
La seule façon d’exister pour certains est d’être un guerrier au sein du gang, de se créer une réputation et d’entrer son nom dans l’histoire.
Autant Shuggie Bain est un roman de femmes fortes, fières et/ou pathétiques, autant Mungo est un livre sur la masculinité. «En construisant à travers plusieurs personnages un spectre de masculinité, je souhaitais aussi montrer comment les hommes se font du mal les uns aux autres et, finalement, je n’ai pas le sentiment que les deux livres se ressemblent tant que cela. La seule similitude, c’est le milieu décrit qui est celui dans lequel j’ai grandi. A Glasgow, il y a effectivement des problèmes d’addictions, de violence et une souffrance de la classe ouvrière. C’est de ce constat qu’ est née l’idée de Shuggie Bain. Donner une voix à l’intérieur de cette communauté décimée pendant les années Thatcher. Les addictions ne sont que les symptômes de l’héritage de cette politique. Cela étant, je ne pense pas que ce soit propre à ma ville natale. Cela pourrait très bien être Détroit, les Appalaches ou certaines régions de France. Quand il n’y a plus d’espoir, quand on a l’impression qu’il n’y aura pas de lendemains qui chantent, c’est là que les addictions prennent le dessus. A l’inverse, avec Mungo, je souhaitais un récit autour de la violence sexuelle et la sexualité amoureuse et revenir sur ce qui me met en colère aujourd’hui encore. Qu’on dise aux garçons gay qu’ils vont devenir des monstres alors que, dans le même temps, la société est incapable de voir les monstres en son sein. Que ce soit au sein de l’Eglise, des mouvements de jeunesse ou à la télévision, comme Jimmy Savile (NDLR: un ex-présentateur de télévision), condamné plus tard pour pédocriminalité. Mais les choses changent. Glasgow a été désignée comme la huitième ville la plus agréable pour la communauté queer.» Cri du cœur d’un écrivain brillant, engagé et tout simplement humain.
Shuggie Bain en série télé
Alors que le tournage de la série, de huit épisodes d’une heure, inspirée par Shuggie Bain devrait débuter «dans un futur proche», Douglas Stuart n’a rien voulu lâcher sur le nom du réalisateur, ni sur le casting. Peu importe, finalement, puisque l’auteur a écrit l’intégralité du scénario dans l’optique d’apporter la voix de la classe ouvrière. «Je n’ai rien contre The Crown mais je remarque qu’une grande partie de la production audiovisuelle est le fait de personnes issues de la classe moyenne et ce sont eux qui racontent l’histoire en premier. J’ai voulu montrer le thatchérisme comme une sorte de contrepoint à The Crown. Et aussi pour les membres de ma famille et de ma communauté qui ne liront jamais le livre.»
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