Divertissement: comment réinventer notre temps libre et nos loisirs?
Alors que l’offre de divertissement s’étend de jour en jour, des chercheurs et des citoyens réfléchissent à la façon de mettre à profit notre temps libre. De nouveaux loisirs, « non subis ».
Professeur et essayiste courtisé par les médias, Olivier Babeau plaide coupable: «La moyenne quotidienne de temps passé sur mon Smartphone avoisine les cinq heures, dont trois heures de réseaux sociaux. Je reçois chaque jour une centaine de notifications diverses. J’active mon téléphone plus de 150 fois par jour. Et c’est sans compter le temps passé sur mon ordinateur. A peine étanchée, la soif de consulter mon fil réapparaît. Quelques minutes suffisent pour que l’attraction de l’écran noir revienne brouiller mes pensées. Quoi que je fasse, aussi passionnante que soit mon occupation, aussi beau que soit le concert auquel j’assiste ou le musée que je visite, le désir est là, comme une démangeaison permanente.»
L’époque actuelle s’est éveillée au loisir sans y être préparée et sans garde-fou.
L’auteur de La Tyrannie du divertissement (1) accrédite la légende selon laquelle un chercheur universitaire prend pour objet de recherche ce qui représente ses faillites personnelles.
Il poursuit: «Ecoutant le guide du sanctuaire de Delphes d’une oreille distraite, je sais bien au fond qu’une chose taraude mon esprit depuis le trajet en autocar du matin: que pourrais-je dire en 280 caractères qui intéresserait mes followers? Peu importe le sujet. Sur Athènes, sur Delphes, sur n’importe quoi, pourvu que cela retienne leur attention et recueille des “j’aime”. Au passage, je jette un coup d’œil sur le fil des nouvelles publications pour voir si quelqu’un n’y aurait pas mis un trait d’esprit, un graphique éloquent, un mème désopilant.»
« Une descente aux enfers »
Prenons congé d’Olivier Babeau. Il est 18 heures, ce 2 septembre, quand Eric, 22 ans, étudiant à la Sorbonne, nous rejoint, un exemplaire de La Tyrannie du divertissement sous le bras. Il en a fait son livre de chevet. «Mon fétiche même», lance-t-il, hilare.
Il baisse la voix, s’assure que ses voisins de table du bistrot, où il a ses habitudes, ne l’écoutent pas, et confesse la voix chevrotante: «Je me suis spontanément identifié dans le portrait du jeune moderne submergé par l’offre de divertissement que décrit Olivier Babeau. Par exemple, et c’est une chose dont je ne parle jamais à mes camarades, car je passerais pour un “beauf”, j’ai pris goût à regarder quasi quotidiennement des vidéos de l’émission de Cyril Hanouna.»
Et de décrire la genèse de ce qu’il considère comme une «descente aux enfers»: «C’est une question d’algorithmes, en fait. Au départ, je regardais des vidéos de divertissement plutôt banales de tout et n’importe quoi, du youtubeur Norman et d’autres. Ensuite, YouTube a commencé à me proposer des vidéos dans lesquelles l’équipe de TPMP (NDLR: l’émission «Touche pas à mon poste!») commentait l’actualité. C’est ainsi que je me suis retrouvé dedans. Bien sûr, les conséquences néfastes sont tangibles: mon temps de lecture s’est considérablement rétréci, je vais moins au cinéma, je décline souvent les invitations de sortie avec mes amis, je me suis aussi relâché sportivement… C’est exactement ce phénomène que décrypte Olivier Babeau dans son livre.»
L’ennemi commun
Il redresse le buste, la posture fière, et s’empresse de préciser: «J’ai toutefois quelques réserves sur le ton qu’il prend parfois. Olivier Babeau est à la tête d’un think tank et lobby néolibéral, je ne suis pas dupe… Il n’est pas de mon bord politique, mais bon, il y a du vrai dans ce qu’il dit, en partie en tout cas.»
Aussi radicales que soient leurs divergences politiques, Olivier Babeau et Eric ont un ennemi commun: le divertissement. «Le terme est devenu si banal et intégré à nos vies que nous en oublions qu’il était employé péjorativement», contextualise Olivier Babeau.
Se divertir, c’est se perdre
En effet, bien avant que des secteurs entiers de l’économie lui soient officiellement dédiés, rangés sous la bannière du terme anglais entertainment, le divertissement était une activité réprouvée. Analysé autant que fustigé dès le XVIIe siècle par le philosophe français Blaise Pascal (1623 – 1662), le divertissement était considéré comme l’activité qui fuit l’essentiel et cherche à échapper à soi. Le divertissement, comme le mot l’indique, est le fait de se détourner du chemin.
Pour Pascal, se divertir, c’est se perdre. Peu importe où. «C’est oublier le plus important: […] le travail sur soi, l’amélioration de soi, assure Olivier Babeau. Le loisir a subi une transformation radicale que nous n’avons pas vue. Il n’est plus donné par défaut pour la méditation religieuse ou intellectuelle, ou bien affecté à l’agrégation sociale, mais a été presque entièrement absorbé par le divertissement. La précautionneuse mise à distance du plaisir immédiat, cette antique discipline de soi, s’est dissoute dans le tourbillon de l’immédiateté.»
Cultiver son droit à la paresse
Au premier rang lors d’une séance de dédicaces à la librairie Lamartine, dans le très huppé 16e arrondissement de Paris, naguère le plus assujetti à l’impôt sur la fortune dans la capitale, on retrouve Estelle deux semaines plus tard. D’apparence flegmatique, la mine resplendissante, cette mère de deux enfants, célibataire, se définit comme une «résistante à l’empire du divertissement».
La voix chaude, elle nous décrit fièrement sa journée type: «Maintenant que mes enfants sont adultes, j’ai beaucoup de chance, je profite pleinement de mon temps libre: je lis, je jardine, je fais du yoga, je médite… et vous savez quoi? , j’ai bradé ma télé, s’enthousiasme-t-elle en sirotant son jus de pomme bio. Et puis, parfois il faut pouvoir ne rien faire, j’essaie de faire l’effort de ne rien faire, regarder le toit… J’essaie de cultiver mon droit à la paresse.» Devant notre étonnement, elle persiste et signe: «Oui, oui, franchement, parfois, j’aime errer sans but, regarder le toit, la paresse quoi!», lâche-t-elle, espiègle.
«fainéanter, bombancer, ripailler»
On aurait tort de croire qu’Estelle verse dans la provocation. Le droit à la paresse est une affaire sérieuse, assure Pierre Tilly, docteur en histoire, chargé de cours invité à l’UCLouvain et auteur de l’ouvrage Vacances, les congés payés en Belgique (Cinématek, 2016) : «Comme historien, je pense à un point de référence d’une tout autre époque que la nôtre mais qui résume bien, selon moi, ce que représente le temps libre, une réalité tellement vaste et hétérogène au demeurant. Il s’agit du livre Droit à la paresse, publié en 1880 par Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx.»
En effet, Lafargue y théorise le temps de paresse dans lequel on retrouve des activités artistiques, des pratiques hygiéniques et aussi le plaisir de «fainéanter, bombancer, ripailler». «Et donc ce temps libre “bien occupé” aujourd’hui pourrait correspondre à ce schéma d’un autre temps auquel j’ajouterais le plaisir de la curiosité intellectuelle: lire, découvrir, penser, réfléchir par pur plaisir et sans aucune limite et contrainte comme le prescrivait Montaigne.»
Se divertir positivement
Mais Estelle ne s’en tient pas à cultiver son droit à la paresse. Elle bouquine religieusement, jardine régulièrement, sociabilise… autant d’activités considérées d’un bon œil par Olivier Babeau et qu’il range volontiers dans la catégorie, positivement connotée, de «loisirs studieux».
«Nous devons à la Grèce le mot skholè qui a donné “école”. Le skholè, au sens grec, est le loisir studieux, c’est-à-dire cette forme d’activité d’amélioration de soi à laquelle on peut se livrer lorsqu’on a la chance de ne pas travailler.» Le loisir studieux, c’est en fait la mise à distance du plaisir immédiat, ce qui permet d’exercer le corps et l’esprit pour en améliorer les capacités.
La vacance, c’est le vide, l’absence, le manque. Et ce manque a quelque chose de délicieux.
Lire aussi | Divertissement : toute l’actualité
En substance, l’auteur de La Tyrannie du divertissement oppose le «loisir studieux» au divertissement qui serait «abrutissant», plutôt lié au court-terme, au plaisir immédiat, et qui s’incarne dans les différentes activités de consommation de masse.
De bons et de mauvais loisirs?
Une analyse simpliste et manichéenne dont met en garde Marion Fontaine, historienne à Sciences Po Paris et autrice d’un remarquable article sur la «politique du temps libre». «Il faut être très prudent, je pense, sur ce genre de formule», nous alerte-t-elle.
Pour la chercheuse, cette opposition dichotomique relève d’une lecture qui pèche par excès de moralisme. «Conspuer les “mauvais loisirs” des “pauvres” (le cabaret, puis la radio, le cinéma, puis la TV, puis la téléréalité, puis Internet, etc.) sans toujours s’interroger sur les raisons de leur popularité, et prêcher les “bons loisirs”, “sains” et “éducatifs”, sans se demander pourquoi ils ont parfois beaucoup moins de succès…»
Trouver un équilibre
Et de préciser: «Cela ne signifie pas qu’il faille verser dans l’excès inverse, ce que peut faire aussi une certaine gauche aujourd’hui, et considérer que tout se vaut, et que le politique n’a, au fond, aucun avis à avoir sur le contenu du temps libre.»
Avant d’esquisser quelques pistes. «Il faut trouver un équilibre entre les deux, ce qui n’est pas facile. Mais on peut mettre en avant quelques points: une réflexion sur la culture de masse et les loisirs marchandisés, qui ne soit ni dans la condamnation radicale ni dans l’acceptation pure et simple, mais qui soit une réflexion, justement ; une prise en compte des pratiques effectives des classes populaires, ce que font déjà beaucoup d’associations, tout en donnant aussi à ces catégories les moyens, pas seulement matériels, d’accéder à d’autres activités ; la crise environnementale fait qu’on ne pourra sans doute pas échapper à la question de la surconsommation, aussi dans le domaine des loisirs et du temps libre. Comment mettre en avant les activités gratuites, non marchandes, sans céder à l’illusion du retour à la nature ou au temps d’avant? Qu’on le déplore ou pas, on ne ressuscitera pas les veillées d’antan ou les jardins ouvriers, mais on peut peut-être inventer d’autres formes.»
Lire aussi | Loisirs: cinq astuces pour se divertir moins cher
Le temps de se divertir
Marginale il y a quelques années encore, la question du divertissement et de la gestion du temps libre est désormais centrale. Nombre de chercheurs ont en fait leur objet de recherche cardinal. Ce qui s’explique par l’explosion du temps libre au détriment du temps de travail.
Dans son livre La Crise de l’abondance (L’Observatoire, 2021), l’essayiste François-Xavier Oliveau rapporte qu’un homme travaillait 70% de sa vie éveillée en 1841. Ce chiffre s’élève à 12% en 2015, pour une personne ayant une carrière complète aux 35 heures et atteignant 85 ans.
Si l’on prend le cas spécifique de la Belgique, «selon Statbel, la part de loisirs est presque deux fois supérieure à la part consacrée au travail», indique Pierre Reman, économiste et professeur émérite à l’UCLouvain. On constate la même tendance chez les enfants: «Il est facile de calculer que le temps scolaire représente seulement 23% de la vie éveillée d’un enfant entre 3 et 10 ans, affirme Olivier Babeau. C’est un temps très limité. Le temps plus fondamental, quantitativement et qualitativement, est celui passé en famille», et donc celui du temps libre.
L’art d’occuper son temps libre
Néanmoins, l’occupation du temps libre reste un art qui n’est pas enseigné, déplorent nombre d’observateurs. Alors qu’il faisait l’objet d’une culture particulière chez les peuples antiques, «l’époque actuelle s’est éveillée au loisir sans y être préparée et sans garde-fou», remarque l’auteur de La Tyrannie du divertissement.
Cette lacune commence timidement à être comblée par nombre de réflexions qui se cristallisent autour de la formule «l’art d’occuper son temps libre». «L’art d’occuper son temps libre est le défi principal que les individus vivant dans les pays développés doivent affronter», insiste Olivier Babeau. Concrètement, «un “temps libre bien occupé” est du temps libre pour soi, ce qui permet de prendre du repos, du recul et de la réflexion dans une vie souvent trépidante. C’est aussi du temps avec les autres, sa famille, ses proches et ses amis. C’est aussi du temps pour les autres. On prend connaissance de plus en plus de la nécessité du “care” dans une société qui vieillit» estime Pierre Reman.
La tentation des écrans
Sauf que la formule n’est pas sans apories et quelques paradoxes. D’une certaine manière, l’ «idée d’occuper son temps libre est contradictoire», tient à faire remarquer Pascal Chabot, philosophe et directeur des études à l’Ihecs. Car le temps libre s’oppose au registre de l’occupation comme de la contrainte.
Cette distinction fondamentale traverse toute l’histoire de la philosophie. Il y a d’un côté le temps structuré par des obligations, dédié au travail, connecté aux écrans et à travers eux au système tout entier. Et d’autre part, un temps qui serait délié de ces obligations, disponible. Le terme “vacances” vient de là. Etymologiquement, la vacance, c’est le vide, l’absence et le manque. Et ce manque a quelque chose de délicieux, pour qui ne connaît ordinairement que le trop-plein.»
Loisirs d’Etat
S’affranchir de l’empire du divertissement ne peut toutefois reposer uniquement sur la virtuose des uns et des autres ni sur les bonnes volontés individuelles. Les chercheurs que nous avons consultés s’accordent pour affirmer que l’enjeu est de taille et devrait être politiquement et structurellement abordé par les pouvoirs publics.
«C’est la responsabilité de l’Etat de mener une politique du temps libre à travers ses différentes dimensions, qu’elles soient culturelles, sportives, éducatives, touristiques et associatives.» Et si d’aucuns y voient l’intrusion de trop de la main de l’Etat dans le cocon privé et intime, Pierre Reman rejette l’objection en bloc: «Bien entendu, toutes ces politiques doivent respecter l’autonomie des personnes qui est une condition indispensable à vivre pleinement le temps libre accordé à chacun. Ce serait cependant une erreur de prétendre que le temps libre doit échapper à l’intervention des pouvoirs publics, ne fût-ce que pour éviter sa marchandisation excessive. Il est donc légitime que l’Etat soit attentif à ce que le service public soit – directement ou par ses subventions – présent parmi les opérateurs culturels, sportifs et éducatif. Les exemples ne manquent pas: radio et télévision de service public, bibliothèques publiques, soutiens aux clubs sportifs, aux mouvements de jeunesse, aux associations d’éducation permanente.»
Vers un ministère du Temps libre?
De là à imaginer un «ministère du Temps libre»? Aussi improbable que l’idée puisse paraître, le ministère avait bien vu le jour sous le premier septennat du président français François Mitterrand dès son investiture à l’Elysée en 1981.
«J’avais fait l’objet de beaucoup de moqueries et sarcasmes à l’époque», raconte André Henry, le titulaire du ministère. A 89 ans, en retrait de la vie politique, désormais installé dans une banlieue parisienne discrète, l’ancien ministre du Temps libre garde de vifs souvenirs de son mandat: «Lors de mon premier déplacement en tant que ministre, j’avais engagé une discussion avec une dame. Je lui ai demandé “qu’est-ce qu’un temps libre?”. Elle m’a répondu: “C’est un temps vide entre deux temps de travail”. Ce fut une véritable claque pour moi. C’était tout ce contre quoi on voulait se battre, à savoir le fait de considérer le temps libre comme un temps vide et non un temps plein, rempli d’épanouissement, de culture, etc. J’avais alors mesuré l’immense travail qui restait à faire.»
Divertissement ou loisir?
Et quand vous prononcez le mot «divertissement», l’ancien ministre s’emporte: «Le divertissement est quelque chose de subi. On y est passif. Ce n’est pas ce qu’on voulait offrir. Je dirais même que c’est exactement contre quoi on voulait lutter: d’une part le divertissement subi, d’autre part le temps libre considéré comme un temps vide. En revanche, j’avais une vision positive du loisir. Celui-ci représente d’abord une question de choix, le choix de disposer librement de son temps et de s’y épanouir. Je suis plus pour la formule “temps libre social”: car le temps libre ne devrait pas forcément être un temps où l’on ne fait rien, où l’on reste chez soi. Il peut être un “temps citoyen”, où l’on s’informe, où l’on s’implique, dans son association, son syndicat ou une autre structure.»
Et de souligner le lien entre «temps libre» et «inégalités»: «Il existe aussi une dimension fondamentale: c’est le lien entre le temps libre et les inégalités. C’est la raison pour laquelle nous avons, par exemple, instauré le chèque-vacances qui permet, aujourd’hui encore, à des millions de personnes de sortir de chez elles, de découvrir d’autres paysages, etc. Cela dans un esprit de lutte contre les inégalités.»
Inégaux devant le temps libre
La gestion du temps libre et la part consacrée au divertissement et au loisir seraient-elles le nouveau terrain de lutte politique et de distinction sociale? «Oui, bien sûr, la quantité et le contenu du temps libre à la fois reflètent un certain nombre d’inégalités (de genre, socioculturelles) et contribuent à les entretenir», affirme Marion Fontaine. Dans un monde du travail littéralement métamorphosé et défiguré par l’automatisation et les retombées de l’intelligence artificielle, la «valeur loisir» supplantera-t-elle bientôt ou, du moins, rivalisera-t-elle avec la «valeur travail»? L’hypothèse est désormais prise au sérieux.
(1) La Tyrannie du divertissement, par Olivier Babeau, Buchet Chastel, 288 p.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici