Des racines et des entraves: Fabrice Monteiro expose en déconstruisant les stéréotypes
Traversé par la question de l’identité, le travail photographique de Fabrice Monteiro aborde un nouveau chapitre à la galerie Didier Claes. La série The 8 Mile Wall déconstruit les stéréotypes forgés, de part et d’autre de l’Atlantique, durant l’esclavage et les colonies.
Deux éléments ont été déterminants dans la carrière de Fabrice Monteiro (1972, Belgique). Le premier remonte à l’enfance. Une lecture le marque durablement, Les Passagers du vent, bande-dessinée de François Bourgeon, dont le premier tome est paru en 1979. «J’y ai découvert les effroyables entraves que l’on faisait porter aux esclaves, j’étais fasciné. Tout comme par la précision des visages, j’avais l’impression de reconnaître des gens proches. Je ne sais pas où ni comment l’auteur s’est documenté pour représenter les habitants du royaume du Dahomey, le sud de l’actuel Bénin, mais sa précision était troublante», confie le photographe, né d’un père béninois et d’une mère belge. C’est justement ce père originaire de Ouidah qui lui fournit l’autre information clé dans la construction de son identité et de son œuvre. «Sur le tard, il m’a révélé que notre nom de famille était portugais et qu’il avait été hérité de l’esclavage, confie-t-il. Mon ancêtre parti au Brésil était revenu au Dahomey sous le patronyme de son maître. Je soupçonne que cela lui a permis d’acquérir un certain statut social.» A l’époque, l’artiste poursuit une carrière de mannequin en Europe et aux Etats-Unis. «Etant donné que je n’envisageais pas de poursuivre ce métier de porte-manteau – le seul avantage est qu’il me permettait d’observer les photographes de mode au travail –, je me suis mis à réfléchir à une première série d’images ; c’est là que tout s’est noué.»
On pourrait croire que cette histoire est derrière nous mais c’est faux.
En 2010, il fréquente intensivement la bibliothèque du musée du quai Branly pour concevoir la percutante série Marrons, suite d’images donnant à voir des corps noirs alourdis d’épouvantables dispositifs métalliques afin d’empêcher la fuite. Pour plus d’exactitude, Fabrice Monteiro commandite les répliques de ces entraves auprès de forgerons béninois. Devant ces mises en scène bien plus évocatrices que les habituelles lithographies sur le sujet, le regardeur manque d’air et souffre dans sa propre chair, écœuré de «voir ce qu’un être humain peut faire à un autre au nom du seul profit».
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Dignité
Après Marrons, il n’aura de cesse de creuser le sillon de son afrodescendance, ce qu’il voit comme «une thérapie», ne manquant pas au passage de montrer toutes les conséquences du colonialisme, notamment la logique extractiviste qui mène aux dérèglements climatiques que l’on sait, ainsi que les constructions idéologiques racialistes utilisées pour «justifier le fait de traiter des êtres humains comme des bêtes de somme». Le tout sans naïveté. «Je suis bien conscient que la traite a aussi pu se faire grâce aux intermédiaires locaux qui ont tiré profit de cette situation. Mon but n’est pas d’exposer un tableau manichéen des faits. Etre à la fois perçu blanc par les uns et noir par les autres me permet d’avoir une distance salutaire. Je peux explorer de manière plus apaisée cette histoire complexe», commente celui qui est installé au Sénégal.
On notera que les images de l’ex-mannequin ne s’accrochent pas facilement au mur en raison des souffrances qu’elles convoquent, une problématique dont l’intéressé est conscient mais il avoue moins se soucier de la dimension commerciale que de la possibilité «du dialogue et de l’interpellation» avec le spectateur. The 8 Mile Wall (1), dont le titre évoque un mur de Détroit érigé dans les années 1940 pour tracer une ligne de démarcation entre Blancs et Noirs d’un statut social équivalent, n’échappe pas à ce constat. Exposées à la galerie Didier Claes en confrontation directe avec des objets d’art classique d’Afrique noire – un crucifix de RDC datant du XVIIe siècle, une sculpture tchokwé représentant une princesse de la beauté… –, les dix images noir et blanc prises au moyen format remuent le couteau dans la plaie du stéréotype en ayant pour fil rouge des portraits aux lèvres blanches qui renvoient vers la tradition du «blackface», ce grimage caricatural populaire au XIXe siècle. «Le cœur de ce travail est de montrer ce qui est mis en œuvre, peurs, haines, moqueries et projections, pour construire une image de l’autre, pour être certain que personne ne puisse penser qu’en réalité, il nous ressemble. On pourrait croire que cette histoire est derrière nous mais c’est faux. Regardez la situation au cinéma et cet ouvrage que des actrices françaises racisées ont publié pour sortir des clichés, Noire n’est pas mon métier», confie Fabrice Monteiro.
Je voulais que mes modèles gardent leur aura malgré les projections idéologiques dont ils sont affublés.
Conjuguant l’esthétique du studio telle qu’elle se pratiquait après 1850 – à travers un fond uniforme, des accessoires picturaux et des attitudes posées – avec celle de la prise de vue en extérieur – sous une lumière naturelle réfléchie par des réflecteurs –, les représentations mobilisent cinq clichés qui adressent l’imaginaire états-unien, époque des lois ségrégationnistes Jim Crow, et cinq autres pointant l’Europe et la colonisation. «Il y a, par exemple, My Uncle, le portrait d’un majordome, pointe le photographe. Chaque fois que je croisais ce soudeur en bas de ma rue, l’imagerie de La Case de l’oncle Tom s’imposait à moi. J’ai compris combien cela structurait mon inconscient alors que j’ai grandi en Afrique et que je suis à moitié africain. J’ai voulu souligner l’incidence qu’une telle mécanique visuelle a sur notre perception des autres. Tout en conservant leur dignité aux modèles, ils sont toujours élégants. Je voulais qu’ils gardent leur aura malgré les projections idéologiques dont ils sont affublés. Celles-ci ne déshonorant d’ailleurs que ceux qui les formulent.»
Dans la foulée, Fabrice Monteiro donne également à voir des portraits comme Indigène, avec fausse peau de zèbre et os sur la tête, et Evolué, gants blancs et lunettes, en exacerbant les traits sur la base d’une distinction opérée par les colons belges lorsqu’ils occupaient le Congo. Ou encore ce Pitit noir, un titre renvoyant vers le parler que Hergé prête aux Congolais, qui montre un enfant coiffé d’un casque colonial, portant une croix au cou et des mains coupées à bout de bras. «Cela symbolise la trinité coloniale: l’alibi civilisationnel, le prétexte religieux et l’exploitation économique par le caoutchouc.»
(1) The 8 Miles Wall, à la galerie Didier Claes, à Bruxelles, jusqu’au 8 novembre.
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