Comment les cinéastes amateurs se montent des films
Ils réalisent leurs films avec peu de moyens, des acteurs bénévoles et de rares perspectives de succès. Juste par passion. En Belgique, les cinéastes amateurs sont plus nombreux qu’on le pense.
Au moment d’écrire le scénario de son sixième film, Christophe Van Ingh n’a pas fait dans l’humour potache. Le DRH raconte l’histoire de Jean-Marc, viré par sa boîte et poissard lorsqu’il perd tous ses investissements en Bourse alors qu’il doit financer le traitement médical de sa fille, atteinte d’une maladie rare. Le plan est donc très simple: il lui faut de l’argent. A tout prix. En trente minutes, puisque ce polar est un court métrage.
Pour le tournage, le Binchois compte mobiliser cinquante personnes. Dont un seul acteur professionnel, pour camper le rôle de Jean-Marc. Les autres sont des amis, des membres de la famille, des élèves de l’académie locale et même un médecin réputé du coin. «Je ne paie jamais personne, certifie le cinéaste amateur, par ailleurs employé dans l’industrie pharmaceutique. Evidemment, comme les acteurs ne sont pas pros, ils manquent parfois de justesse, mais ça ne sert à rien de stresser un gars qui n’a pas l’habitude de jouer, donc j’y vais toujours en douceur… même quand je fais recommencer quatre ou cinq fois une scène pour qu’elle soit vraiment nickel.» Le DRH devrait être disponible en 2024.
« Si tu ne peux pas t’exprimer comme tu veux, tu perds déjà une partie de ton art. »
Castor pédagogique
D’ici là, Eline Botte n’aura probablement pas inscrit de nouvelle ligne à sa filmographie. Une question de temps, dont tout cinéaste du dimanche a besoin, encore plus quand il fait du documentaire naturaliste, où il n’a aucune emprise sur le sujet.
Lire aussi | Eline Botte filme la nature sous toutes ses coutures
Pour préparer son film Le Castor, achevé en 2018, elle a d’abord commencé par s’instruire des heures durant sur les habitudes de vie et l’habitat du rongeur avant de repérer ses traces sur le terrain en journée puis d’y revenir, plus tard, cachée et silencieuse, avec sa caméra. «J’étais sur place tous les jours pendant une bonne semaine, sourit la trentenaire. Il y a une part de chance parce que même s’il est là, il peut ne pas se montrer. Ensuite, il faut s’arranger pour que les séquences soient en harmonie, avec le bon angle, le bon comportement par rapport à ce que je veux raconter.»
Caméra au poing
Biologiste de formation, Eline a pris l’habitude de répondre aux nombreuses questions de son entourage sur la faune et la flore. Puis elle a décidé de s’adresser à un public plus large en diffusant sur YouTube des vidéos filmées chez elle. «Je parlais de nature sans la montrer ; il me manquait quelque chose ; je suis donc sortie avec ma caméra dans le but de partager mon émerveillement pour ce qui nous entoure.»
Formée à la Vidéo Nature Academy avant de tourner une dizaine de courts métrages sur le hibou Grand-Duc, les oiseaux des jardins ou la salamandre terrestre, la Brabançonne a notamment remporté le Prix de l’approche pédagogique au Festival international nature Namur en 2018.
«J’essaie de soigner le fond et la forme, pour qu’il y ait du contenu mais que ça ne soit pas lourd à regarder.» Il en ressort des films au format particulier, ni documentaires ni chroniques, mais plutôt reportages pédagogiques. «Je me suis déjà demandé si je ne devais pas faire quelque chose de plus classique, mais ça ne serait pas moi, je ne m’y retrouverais pas et je pense que ça ne fonctionnerait pas non plus.»
Si Eline accepte de consacrer au cinéma le temps libre que lui octroie son job d’animatrice au sein de l’asbl de sensibilisation à l’environnement GoodPlanet, c’est avant tout pour vivre le privilège d’un moment en solo avec un martin-pêcheur ou un renardeau. «J’observe les animaux d’une autre façon qu’aux jumelles. Il m’arrive d’hésiter à éteindre la caméra pour profiter de l’instant, quitte à ne plus pouvoir le revivre plus tard. Quand c’est vraiment tentant, je le fais.»
Que ce soit pour évoquer des sentiments qui l’ont envahie ou pour communiquer des informations qu’elle a découvertes, notamment que les mésanges charbonnières mâles et femelles se relaient pour couver les œufs, Eline adore transmettre. «Gamine, j’ambitionnais de présenter Le Jardin extraordinaire. Ça reste une très belle émission, mais je sais que ce rêve ne quittera pas l’enfance: j’ai trop de mal à me mettre en avant.»
Tout faire soi-même
Une disposition que partage Renaud Biot, qui ne signe aucune œuvre de son nom, pour garder un peu de mystère. Depuis 2016, celui qui se destinait à un hobby de figurant a créé une dizaine de films et de documentaires. La faute à une annonce publiée sur un forum, celle d’un scénariste cherchant un réalisateur pour un court métrage.
Ce jour-là, sans aucune expérience, sans même avoir touché une caméra de sa vie, Renaud y va au culot. Avec sa motivation comme seul CV. «Le film racontait une sorte de chasse au trésor, un Indiana Jones moderne à la sauce wallonne, se souvient-il. Ça n’a pas été hyperfacile: j’empruntais la caméra et le micro de l’école dans laquelle je travaillais, mais mon PC n’était pas du tout adapté pour le montage. J’ai failli le balancer plusieurs fois par la fenêtre.»
A grand renfort de tutos sur Internet, l’éducateur se familiarise aux transitions, au mixage, à l’étalonnage et, après plusieurs semaines de travail acharné, rend un produit fini de trente minutes. L’expérience aurait pu s’arrêter là, mais avec les quelques sous qu’il reçoit, Renaud investit dans une caméra, un micro et un ordi. Complètement mordu, il enchaîne avec d’autres fictions, un documentaire historique sur la Seconde Guerre mondiale intitulé J’étais enfant en 45 et un autre plus expérimental, Vertigo, sur lequel il travaille au moindre quart d’heure libre.
«Du storyboard à la promotion en passant par le tournage et le montage, je fais tout moi-même. Donc ce n’est pas toujours évident de suivre et il arrive que je procrastine. Parfois, je me fixe une deadline – alors que personne ne me demande rien – en annonçant une date de sortie d’un film sur Facebook. Ça m’oblige à terminer mon projet.»
Lire aussi | Le cinéma belge est-il truqué ? (enquête)
Filmer par plaisir
Pour exister face à l’insupportable concurrence du cinéma professionnel, une œuvre du septième art façon «bouts de ficelle» transite de réseaux sociaux en centres culturels, de cinémas de quartier en manifestations locales. «Je ne travaille pas dans l’espoir d’atteindre tel ou tel résultat, encore moins de percer, prétend Renaud. Je fais un film parce que je prends du plaisir à essayer de sortir un truc sympa qui raconte quelque chose et que les gens trouvent propre. Je ne sais jamais où ça me mènera quand ça sera fini.»
Généralement, quand le film est terminé, Renaud n’a en tout cas pas beaucoup plus d’argent sur son compte en banque. «Je récupère un peu sur la vente de DVD, mais pour le dernier film, par exemple, j’ai gagné cinq cents euros. Comparé aux quatre jours de tournage, aux sandwichs offerts aux acteurs et aux trois semaines de montage, c’est symbolique.» Plus jeune, Renaud n’a jamais rêvé d’être acteur, pas plus qu’il ne s’imagine aujourd’hui devenir réalisateur professionnel. Parce qu’en restant au bas de l’échelle, il garde la sécurité de son salaire d’éducateur. «Et puis, je n’aurais certainement pas la même liberté dans une boîte de prod. Or, si tu ne peux pas t’exprimer comme tu veux, tu perds déjà une partie de ton art.»
Ensemble au club
Il existe actuellement une dizaine de clubs regroupant environ deux cents cinéastes amateurs au sein de la Fédération des cinéastes et vidéastes francophones de Belgique. Celle-ci organise chaque année un grand concours présentant une cinquantaine de réalisations.
En parallèle, d’autres passionnés se rassemblent dans des asbl pour partager leur matériel ou des avis éclairés sur leurs productions. «On se voit chaque semaine, précise Christophe Van Ingh, membre du collectif Wall Città, à Binche. Ça m’a permis, par exemple, de retravailler les dialogues du DRH avec deux amis. C’est intéressant d’avoir l’avis de quelqu’un d’autre puisque le but d’un film est d’être compris. Entre nous, on organise des journées de repérage pour gagner du temps lors des tournages et on s’est récemment amusés à faire du bruitage. On n’est pas seul, quelque part.»
Le plafond de verre de ces cinéastes du dimanche est probablement fixé par le budget que nécessite l’équipement. Pour être techniquement excellent, il faut du matériel excellent, avec des devis qui donnent le tournis. Tant pis. A leur échelle, avec leur matos et leurs sponsors privés à qui ils offrent des places ou leur nom au générique, les cinéastes persistent et signent. «Il est assez facile de s’adapter, ponctue Christophe. On peut s’asseoir sur un porte-bagage fixé à une voiture pour filmer, ou profiter d’un voyage professionnel en Russie pour capturer quelques images de la place Rouge.» Histoire que le scénario s’écrive un peu de chaque côté de la caméra.
200
cinéastes amateurs sont recensés au sein de la Fédération des cinéastes et vidéastes francophones de Belgique.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici