Décès d’Alain Delon: de l’icône au crépuscule (long format)
Véritable monument du cinéma français, et au-delà, Alain Delon s’est éteint à l’âge de 88 ans, ont annoncé ce dimanche 18 août 2024 ses trois enfants.
«Le public aimait me voir un flingue à la main et, souvent, mourir à la fin. La mort, c’est ce qui fait les héros». Prononcée par l’acteur au printemps 2019, cette phrase a valeur aujourd’hui d’épitaphe. Après avoir tant de fois cassé sa pipe à l’écran, Alain Delon a cette fois, pour de bon, dit adieu à cette vie dont il était si plein, et qui, il n’a cessé de le répéter, était le carburant premier de son art. Aucun interprète, en effet, n’a sans doute mérité mieux que lui l’appellation d’acteur formé à l’école de la vie. Sa rencontre avec le cinéma relève de l’accident, du pur concours de circonstances.
La blessure, la vraie
Mais, né à Sceaux, dans l’actuel département des Hauts-de-Seine, le 8 novembre 1935, au sein d’une famille de la petite bourgeoisie, Delon c’est d’abord une blessure, une vraie, qui ne cicatrisera jamais tout à fait.
Dès l’âge de 4 ans, alors que ses parents divorcent, il est confié à une famille d’accueil. Au sentiment d’abandon s’ajoute la découverte précoce de la violence. Son père de substitution est gardien de prison à Fresnes, dans le Val-de-Marne, et Delon grandit aux abords de l’institution carcérale. Il y est profondément marqué par le bruit des balles des exécutions capitales, comme celles qui achèveront, à l’automne 1945, le collabo Pierre Laval. Dans la foulée, il est placé en pension catholique, où il connaît les châtiments corporels.
Se sentant cruellement délaissé, forcé de se construire en solitaire, il se montre difficile et multiplie les conneries.
Renvoyé à six reprises des écoles qu’il fréquente, il retourne brièvement, à l’adolescence, vivre aux côtés de sa mère et son nouveau beau-père, auprès de qui il s’essaiera sans guère de conviction au métier de boucher-charcutier. Après une tentative de fugue, il effectue son service militaire dans la marine où il vole du matériel, puis est affecté en Indochine où il fait du mitard pour avoir piqué une jeep et planté le véhicule au cours d’une virée. À son retour à Paris, il multiplie les petits métiers et côtoie le monde de la pègre, qui le fascine, à Pigalle et Montmartre. Nourri et logé par des prostituées, il se destine au proxénétisme quand, contre toute attente, le cinéma lui ouvre les bras.
Un heureux accident
C’est à Saint-Germain-des-Prés qu’il rencontre la comédienne Brigitte Auber, qui a tourné pour Jacques Becker, Marcel Carné et Julien Duvivier, mais aussi pour Hitchcock dans La Main au collet. En mai 1957, elle l’emmène avec elle sur la Côte d’Azur, pour le festival de Cannes, où, aidé en cela par sa gueule d’ange au regard de loup, son animal totem, il fait ses premières touches dans le milieu. Il est ainsi repéré par Henry Willson, célèbre chasseur de talents hollywoodien qui a popularisé Rock Hudson. On lui propose un bout d’essai à Rome.
Sans aucune formation, ni aucun point de repère, Delon, ouvert à l’aventure, y fait ses premiers pas, suffisamment concluants, devant une caméra. À son retour en France, il tourne un petit rôle, aux côtés d’Edwige Feuillère, sa marraine de cinéma, dans Quand la femme s’en mêle d’Yves Allégret. Après coup, le jeune premier observera, lucide: «Je ne savais rien faire. Allégret m’a regardé comme ça et il m’a dit: « Écoute-moi bien, Alain. Parle comme tu me parles. Regarde comme tu me regardes. Écoute comme tu m’écoutes. Ne joue pas, vis. » Ça a tout changé». Ne joue pas, vis: cette phrase deviendra son mantra.
« Écoute-moi bien, Alain. Parle comme tu me parles. Regarde comme tu me regardes. Écoute comme tu m’écoutes. Ne joue pas, vis. »
Yves Allégret
Delon, en effet, ne se considère pas comme un comédien, mais comme un acteur. La nuance, pour lui, est de taille. «Comédien, c’est une vocation. Un métier qui s’apprend. C’est un choix de vie. Un acteur, c’est une personnalité, forte en général, prise et mise au service du cinéma par un concours de circonstances. Un comédien joue, il passe des années à apprendre, alors que l’acteur vit. Moi, j’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Je suis un accident. Ma vie est un accident. Ma carrière est un accident». Delon, c’est sûr, est donc bien un acteur, et Belmondo, qui deviendra son grand (et unique) rival et avec qui il tournera notamment Borsalino, un comédien.
Le mystère Delon
Mise sur orbite dès 1960 et le Plein Soleil de René Clément, adapté de Patricia Highsmith, la carrière d’Alain Delon, qui forme alors à la ville avec Romy Schneider un couple au glamour étincelant célébré sous le nom des «fiancés de l’Europe», frôle d’emblée, dans la foulée, l’absolue perfection. Les titres des films qu’il tourne à cette époque suffisent en effet à eux seuls à donner le vertige cinéphile: Rocco et ses frères puis Le Guépard de Luchino Visconti, L’Éclipse de Michelangelo Antonioni, L’Insoumis d’Alain Cavalier… Qui dit mieux?
Dès 1963, il s’offre le luxe de tourner aux côtés de Jean Gabin, qu’il vénère depuis qu’il a découvert Touchez pas au grisbi dans un cinéma indochinois, devant la caméra d’Henri Verneuil, et sur des dialogues de Michel Audiard, dans Mélodie en sous-sol. En justicier masqué maniant l’épée dans La Tulipe noire de Christian-Jaque, il s’impose également comme un redoutable héros de film d’aventures. Son succès est triomphal. Et c’est bien là la clé du talent de Delon: aussi à l’aise dans l’auteurisme le plus pointu que dans le giron fédérateur du cinéma populaire, il semble pouvoir tout jouer, ou plutôt tout vivre.
Bête de scène ?
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«J’ai toujours considéré que je faisais partie d’une certaine famille, et d’une certaine race, que j’appellerais la race des acteurs», déclara Alain Delon à Bernard Pivot sur le plateau de Bouillon de culture en 1996, opposant «la race des acteurs» (de cinéma) à celle «des comédiens» (de théâtre). Et effectivement, plus acteur que comédien, son expérience des planches est restée relativement marginale face à l’ampleur de sa carrière cinématographique.
Ses débuts sur scène ont pourtant été fracassants. En 1961, Alain Delon joue avec Romy Schneider, avec qui il forme alors un des couples les plus glamours d’Europe, une pièce aux effluves de soufre : Dommage qu’elle soit une putain, une tragédie de l’auteur élisabéthain John Ford. Pour incarner cette histoire d’amour incestueux entre un frère et une sœur, le réalisateur et metteur en scène Luchino Visconti cherchait deux acteurs «jeunes et purs». Visconti, qui avait dirigé Delon dans Rocco et ses frères l’année précédente, réussissait là un coup médiatique fumant en réunissant les jeunes fiancés dans leurs tout premiers rôles au théâtre.
Par la suite, les apparitions de Delon au théâtre seront très sporadiques. En 1968, les représentations de Les Yeux crevés de Jean Cau au Théâtre du Gymnase sont interrompues par les événements de Mai. Il faudra attendre près de 30 ans, et 1996, pour que «l’acteur» tente à nouveau d’être «comédien». C’est Eric-Emmanuel Schmitt, auréolé du succès de sa première pièce Le Visiteur, qui le convainc de jouer dans ses Variations énigmatiques, face à un autre «monstre», Francis Huster. Dans Libé, le journaliste René Solis démolissait la pièce, tout en se montrant relativement tendre pour Delon : «Maladroit, avec ses raclements de gorge intempestifs, ses rires et ses sanglots forcés, son application de jeune homme qui débute, il est clair que lui, au moins, croit au théâtre.»
C’est aussi sur scène que Delon retrouvera une autre des femmes de sa vie, Mireille Darc, dans Sur la route de Madison (2007), avant de s’essayer lui-même à la mise en scène pour Love Letters (2008), où il joue aux côtés d’Anouk Aimée.
Mi-ombre mi-lumière, l’acteur au charisme magnétique incarne à lui seul une certaine idée du mystère. Sous le masque lissé de l’arrogante beauté à l’élégance sans effort semble poindre une autre vérité: celle d’un homme dont le monde intérieur est un champ de bataille. Ses meilleurs rôles n’auront de cesse de traquer les infimes variations propres à ses deux visages, entre le style et la fêlure, le clinquant et le tragique.
Italie, Angleterre, Hollywood… Sa carrière a, très tôt, des accents résolument internationaux. Mais c’est en France que son instinct félin s’épanouit encore le mieux. Comme en témoignent la série de films majeurs qu’il enfile, à la fin des années 60, comme des perles sur un collier: Paris brûle-t-il de René Clément, Le Samouraï de Jean-Pierre Melville, La Piscine de Jacques Deray, Le Clan des Siciliens d’Henri Verneuil… Si le sombre assassinat de son garde du corps Stevan Marković et ses liens avec le parrain marseillais Jacky Imbert entretiennent son aura de mauvais garçon, professionnellement le tableau est sans ombre.
Les années 70 s’ouvrent sous les meilleurs auspices. Il y tourne beaucoup et souvent en terrain familier, multipliant notamment les collaborations avec Melville (Le Cercle rouge, Un flic) et Deray (les Borsalino, Flic Story…). S’y précisent son fétichisme du vêtement et sa grande rigueur de travail. En 1976, Monsieur Klein de Joseph Losey, que Delon lui-même, exigeant et déterminé, produit, est le nouveau sommet d’une carrière qui s’annonce d’une richesse et d’une longévité absolument exceptionnelles. S’y retrouvent, sublimées, les thématiques du double et de la crise d’identité, qui collent littéralement à son parcours et à sa persona.
Grosse fatigue
Moins habité par le feu sacré durant la décennie suivante, il n’en décroche pas moins le César du meilleur acteur en 1985 pour Notre histoire de Bertrand Blier, après être passé lui-même par deux fois derrière la caméra (Pour la peau d’un flic et Le Battant en 1981 et 1983). Sa trajectoire montre malgré tout de premiers signes d’essoufflement. Tandis que, derrière l’artiste, l’homme pose de plus en plus question. Fervent gaulliste depuis toujours, engagé à droite de longue date, il affiche ainsi ouvertement sa sympathie pour Jean-Marie Le Pen. À partir de là, ses accointances avec l’extrême droite n’en finiront pas de faire débat. Tout comme ses propos réactionnaires sur l’homosexualité, les femmes et les immigrés.
Interviews d’Alain Delon
La caricature veut qu’il parlait de lui à la troisième personne. Alain Delon n’a jamais été autant Alain Delon que dans ses interviews, qu’il semblait parfois vouloir mener lui-même. Petit florilège, face à Laure Adler et Bernard Pivot, entre véritable démonstration d’ego et sincérité combative.
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Alain Delon dans L’Heure bleue de Laure Adler– épisode 1 – France Inter le lundi 6 mai 2019
20:42
«Ce n’est pas à cause de moi si j’ai fait du cinéma. Si je suis arrivé dans le cinéma, c’est à cause des femmes, c’est à cause de ce que j’étais. Paraît-il que je n’étais pas mal vers 22-23 ans. Beaucoup de femmes tombaient amoureuses de moi et m’ont fait faire du cinéma.»
23:30
Faire du cinéma aujourd’hui : «Je n’en ai plus envie parce que le cinéma d’aujourd’hui n’est pas celui que j’ai connu, le cinéma que j’ai aimé, le cinéma que j’ai fait. Ça ne m’intéresse plus. Il y aurait très peu de gens avec qui j’aurais envie de travailler. Avant de travailler, il faut une histoire, une écriture. (…) Avant de mourir j’aurais aimé travaillé avec une femme comme metteur en scène.»
30:26
«Je n’étais pas préparé pour faire ce métier. C’est comme si on m’appelait aujourd’hui pour être cultivateur. Pour moi le cinéma, c’était de l’hébreu. Le cinéma m’a appelé. […] Dès mon premier film, je n’ai pas joué, j’ai été moi. Je crois que j’ai été moi dans tous mes films. Et ça je le dois à Yves [Allégret]. Si Yves ne m’avait pas dit ça, je crois que j’aurais joué comme tout le monde. « Sois toi ! Ne joue pas, regarde comme tu regardes, parle comme tu parles, écoute comme tu écoutes.»
Alain Delon dans L’Heure bleue de Laure Adler – épisode 2 – France Inter le mardi 7 mai 2019
05:50
«Une caméra, c’est la chose la plus belle au monde. Je regarde une caméra comme je regarde vos yeux en ce moment. Et je parle au monde entier. Tout se passe entre moi et ma caméra.»
17:00
Quand Delon est-il devenu Delon ? «Plein soleil, 1959 !»
21:45
«Je n’ai jamais eu de problème avec les grands ou avec les vrais [metteurs en scène]. Les seuls vrais problèmes sont des bruits qu’on raconte. […] J’étais un enfant docile. […] Vous ne pouvez pas être un grand violon sans un chef d’orchestre.»
33:40
Pourquoi la mort est-elle présente dans la plupart de vos films ?
«Parce que la mort est omniprésente chez tout le monde dans la vie, tous les jours.»
Vous y pensez, vous ?
«Moins qu’avant. Parce que je suis en paix et que je n’ai pas peur de mourir. Et compte tenu du monde actuel et tout ce qu’on vit en ce moment, je n’en ai rien à foutre, je partirai tranquille, je l’ai déjà dit. […] Je suis croyant mais pas en Dieu. Je crois en Marie, je crois en Jésus mais pas en Dieu.»
35:36
«J’ai dû mourir 45 fois dans mes films. Souvent, les gens dans la rue me disent: « C’est formidable ce film, mais c’est drôle, vous ne mourez pas à la fin ». Je ne peux pas mourir dans tous mes films. D’autres me demandent: « Mais pourquoi vous mourez toujours dans vos films ? » Parce qu’un héros pour être un héros doit mourir !»
45:26
À quoi passez-vous votre temps maintenant?
«À penser. Parce que je n’ai pas grand-chose à faire. Il faut bien continuer à vivre, sinon on peut partir.»
Alain Delon dans Bouillon de culture de Bernard Pivot – Antenne 2 – 01/03/1996
5:34
«Une carrière, ça ne se fait pas seul. C’est un concours de circonstances. Il y a toujours un faisceau de moments, de conjonctures. Ça se fait aussi avec des auteurs, des écrivains et des metteurs en scène. Aussi avec des acteurs. Ça peut se faire aussi par vous-même, votre talent, votre intelligence professionnelle, votre opiniâtreté. Mais ça se fait aussi surtout avec le public. Je ne connais pas d’acteur avec une longue carrière d’acteur sans public. C’est le public qui fait que vous soyez encore là.»
37:45
E comme Ego
«Cela fait partie de la panoplie des comédiens et des acteurs. Je ne me sens pas visé. Je ne suis pas quelqu’un qui a le culte de moi. Dans la profession, je pense qu’il y a des confrères beaucoup plus en avance que moi sur ce sujet.»
51:22
«Le cinéma, c’est le rêve. Et l’on a tué le rêve en faisant du quotidien, du misérabilisme. Le cinéma a été fait pour voir les êtres qu’on ne sera jamais.»
1:06:09
«Ce que je suis aujourd’hui est ce que j’ai toujours été. Toute ma vie a été une suite et séquence d’événements plus inattendus les uns que les autres. Je suis devenu acteur par accident. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait comme ça par hasard, par chance ou par accident. Ce que j’ai su rester, c’est ce que j’étais dans ma petite enfance, ce qui m’a marqué. Et je ne changerai jamais. Appelez-ça voyou ou ce que vous voulez. Je ne le renie pas, je ne le nie pas. Je suis très bien comme je suis parce que je suis moi !»
Si elles le voient tourner chez Godard (Nouvelle Vague) puis à nouveau Deray (Un crime, L’Ours en peluche) avant Patrice Leconte (Une chance sur deux), les années 90 sont relativement chiches, avec, en point de mire, le bide intersidéral du film de son ami Bernard-Henri Lévy, Le Jour et la Nuit, hallucinant sommet de niaiserie. Plusieurs fois, il déclare vouloir mettre fin à sa carrière au cinéma, et se tourne de plus en plus vers le théâtre et la télévision. Après sa rupture avec l’ancien mannequin Rosalie Van Breemen, mère d’Anouchka et Alain-Fabien, on le dit dépressif. Et, en effet, il confie volontiers à la presse son manque d’envie pour l’existence. Bâtie sur son élan vital, la légende fatigue. Et ne se reconnaît plus dans le monde comme il tourne.
Entre deux polémiques, les hommages festivaliers se multiplient, comme à Cannes en 2013 puis en 2019. L’été de cette dernière année, il est victime d’une série d’AVC, après une première attaque cérébrale en 2016. Diminué par les accidents domestiques puis un cancer, il se cloître dans sa demeure de Douchy-Montcorbon, d’où, ces derniers mois, filtrent bon nombre de rumeurs, quelque part entre le drame shakespearien (un peu) et la fange people (beaucoup): diagnostic d’une altération sévère de son discernement, poussées suicidaires, perquisition pour des dizaines d’armes à feu détenues sans autorisation, succession d’infirmiers à domicile découragés par ses sautes d’humeur, luttes intestines autour de son héritage…
Peu ragoûtante, la pure trivialité du réel reprend ses droits. L’heure est venue d’empocher son passeport pour l’au-delà. «Tu crois en Dieu, tu n’y crois plus et quand tu as un gros problème, tu pries quand même», ironisait-il. Le samouraï est mort. Un mythe vivant s’en est allé.
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