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Ceci n’est pas un tableau : on a confié des peintures célèbres à une intelligence artificielle

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’intelligence artificielle est désormais capable de générer instantanément des images à partir de quelques mots clés. Une petite révolution qui pose beaucoup de questions. Quid de la propriété intellectuelle? Quid de l’avenir des artistes? Quid de la distinction vrai-faux? On a testé l’un de ces logiciels sur des œuvres phares du patrimoine. Troublant.

Ils s’appellent DALL-E, Midjourney ou Stable Diffusion. Ce sont les nouveaux joujoux créatifs des geeks et des artistes 3.0. En introduisant simplement quelques mots clés (en anglais), ces Picasso digitaux peuvent fabriquer les images les plus improbables ou les plus réalistes. Rien ne leur résiste, sinon les noms propres de personnalités encore en vie ou tout ce qui a trait à la sexualité. Des restrictions destinées à éviter les dérapages autant que les ennuis juridiques. Mais tapez par exemple «Dark Vador en tutu rose faisant du skateboard sur la Grand-Place de Bruxelles sous des néons bleus» et vous obtiendrez plusieurs propositions de photos plus vraies que nature ou de tableaux copiant le style de Van Gogh, de Basquiat ou des Simpson, suivant le rendu graphique souhaité. Effet «waouh» garanti.

Si le potentiel d’exploitation saute aux yeux (créer une BD quand on ne sait pas dessiner, par exemple), et si certains louent la poésie involontaire des images générées par ces machines perfectibles, très vite affluent des questions éthiques nettement plus problématiques. Au point de se demander si l’homme n’a pas à nouveau créé un monstre en apparence très cool mais qui se retournera tôt ou tard contre son créateur.

Certains illustrateurs s’inquiètent ainsi légitimement de voir ces générateurs bon marché les remplacer dans les médias et ailleurs. Et pour cause: leur utilisation est un jeu d’enfant et il ne leur faut que quelques secondes pour réaliser l’image parfaite. Quand on écrit «réaliser», il faut toutefois nuancer: ces plateformes se nourrissent en réalité des millions d’images qui traînent sur Internet, un peu comme un DJ sample des échantillons de morceaux existants pour créer un nouveau son.

Peut-on dès lors parler de plagiat, d’autant que les algorithmes ne sont pas très regardants sur la provenance des sources? «Pas exactement, précise l’illustrateur espagnol Jon Juarez dans le quotidien El Pais, cité dans le Courrier international, car ce qu’il fait est plus complexe, il n’existe pas de mot pour cela. Moi, je parle de “mimicrAI” (en référence au mot anglais mimicry, «mimétisme»).» Autant dire que ce n’est pas demain la veille que les artistes «mimés» pourront faire valoir leurs droits…

Pour mieux prendre la mesure de l’enjeu, on a testé cette IA, et plus précisément la nouvelle fonction baptisée «outpainting» proposée par DALL-E (une création d’OpenAI, société appartenant à… Elon Musk). En uploadant une reproduction de n’importe quelle œuvre d’art, la machine est capable d’agrandir ou de modifier le tableau sur la base des recommandations de l’utilisateur, comme le ferait un faussaire mégalo qui aurait la prétention d’améliorer son modèle. Amusant et en même temps déroutant. Bref, des logiciels à consommer avec modération.

Edward Hopper – People in the Sun

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L’œuvre d’Edward Hopper (1882 ‑ 1967) est peuplée de personnages mélancoliques. La première chose qu’on se demande en les voyant, c’est à quoi pensent-ils? Et que regardent-ils hors champ qui les met dans cet état de torpeur flottante? Comme dans People in the Sun, où un petit groupe d’individus s’est rassemblé sur une terrasse pour profiter du soleil déclinant. A moins qu’ils n’aient pas rendez-vous avec l’astre solaire mais plutôt avec des extraterrestres… Ce que l’univers métaphysique et très cinématographique du peintre américain rend plausible.

Grant Wood – American Gothic

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American Gothic, de Grant Wood (1891 ‑ 1942) est l’un des tableaux les plus connus du XXe siècle, objet de nombreux détournements pop. Cette image inspirée par la peinture flamande est une ode au Midwest et aux valeurs de l’Amérique profonde. Un univers qui transpire le labeur, la foi, l’austérité. Une célébration de la simplicité biblique et de la ruralité. En ajoutant juste une cheminée fumante en arrière-plan, on en change pourtant la perspective. Les mines contrites du couple ne sont peut-être pas dues à leur rectitude morale mais à la menace que fait peser l’industrialisation sur leur mode de vie.

Pieter Brueghel l’Ancien – La Tour de Babel

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La Tour de Babel, dite Grande Tour de Babel, a été peinte vers 1563 par Pieter Brueghel l’Ancien (1525 ‑ 1569). Elle représente un célèbre épisode de la Bible. De format carré, elle montre l’édifice forcément inachevé avec, pour décor, la ville d’Anvers telle qu’elle était au XVIe siècle. Le personnage important à l’avant-plan de l’original est le roi Nemrod, en visite sur le chantier. Dans cette allégorie de l’orgueil humain, Brueghel mélange les époques. On peut lui donner un petit coup de pouce en y ajoutant un Christ sur sa croix à gauche et une mer peuplée de monstres fantastiques à droite. Une image totale qui pourrait figurer dans Game of Thrones…

Vincent Van Gogh – Autoportrait

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Inquiétante quand elle se prend au sérieux, l’IA se révèle plus fréquentable quand elle est utilisée dans un esprit satirique. Pour cela, il faut deux ingrédients: que le résultat soit assez crédible pour jeter le trouble et que le gag ne se dévoile pas au premier coup d’œil. Comme ici, en imaginant que Van Gogh (1853 ‑ 1890) aurait fait une version de son célèbre Autoportrait mais en y ajoutant à gauche un champ de tournesols et à droite une table jonchée de boîte de soupe à la tomate. On aurait là une toile prémonitoire qui n’aurait pas manqué d’alimenter le buzz.

Keith Haring – DJ

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Quand un DJ fait chauffer ses platines, en général, les danseurs ne sont pas loin. Et si l’on est dans l’univers zoomorphe et coloré de Keith Haring (1958 ‑ 1990), alors les clubbeurs peuvent prendre toutes les formes possibles. Démonstration avec cette scène inspirée du célèbre graffiti du génial New-Yorkais. Contrairement aux apparences, ces personnages mutants ne figurent dans aucune toile du pop artiste. Mais avouons que dans un musée (ou sur des mugs ou des tee-shirts), on n’y verrait que du feu.

René Magritte – Golconde

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Le local de l’étape. Une rencontre presque naturelle entre le maître belge du surréalisme et une machine qui produit du surréalisme à la demande. Au hasard, prenons Golconde, tableau magnétique de Magritte (1898 ‑ 1967) mais qui a l’air amputé de sa partie inférieure. C’est évidemment volontaire. Mais un esprit tordu et tatillon pourrait se demander où atterrit cette pluie de sosies. L’élément liquide étant prisé du courant artistique cher à Dali, on pourrait imaginer que la mer vient s’échouer au pied de la ville et que les petits hommes tristes s’y enfoncent sans broncher. Après tout, dans les rêves, tout est permis, y compris de se prendre pour Magritte…

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