Avec Real Life, Brandon Taylor gratte le vernis du milieu universitaire américain
Elégant de style mais âpre de fond, Real Life,premier roman remarqué de Brandon Taylor, s’attache aux expériences aliénantes d’un jeune scientifique noir et gay dans une université du Midwest.
Lors d’un week-end d’été parsemé de pique-niques et de parties de tennis, Wallace, étudiant biochimiste dans une université du Midwest américain, mesure tout ce qui le distingue de ses amis, blancs et aisés. Entre passé chaotique qu’il tait et microagressions dans son labo, il vit à distance de tous. Lorsque Miller, en proie à ses propres traumas, cherchera à l’approcher, qui sait ce qu’il déclenchera? Pour Real Life, son premier roman faussement feutré, Brandon Taylor décentre les codes du campus novel et fait apparaître les angles morts d’un milieu universitaire supposément ouvert. Avec son esprit analytique, sa façon impressionnante de jongler entre références classiques et populaires, son sens de la chorégraphie des corps (entre violence et tendresse) ou des dialogues, voilà un auteur qu’on suivra avec attention dans ses prochaines livraisons. Rencontre.
Le monde académique est un endroit totalement différent si vous êtes quelqu’un de marginalisé – queer, noir, femme mais aussi issu d’un milieu ouvrier.
Aviez-vous envie de vous lancer dans un campus novel dès le départ?
Mon agent à l’époque n’arrêtait pas de me dire: «Tu devrais écrire un roman!» Je résistais: je voulais continuer à écrire des nouvelles mais peut-être que je parviendrais à le convaincre de me laisser faire si j’abondais dans son sens. Sur quel sujet en connaissais-je suffisamment pour un texte long? La vie sur le campus! C’est un genre que j’aime lire, c’était naturel. Je me suis lancé alors que j’étais toujours moi-même en plein cursus de biochimie.
Les héros des romans universitaires sont rarement noirs et gays et les scientifiques noirs sont peu présents en littérature. Grâce à ce premier roman, souhaitiez-vous diversifier les représentations?
La plupart des campus novels traitent d’étudiants en langue anglaise qui apprennent comment écrire – je ne voulais pas verser là-dedans car ce n’était pas mon expérience. Ce sont surtout des hommes issus de la classe moyenne, blancs, hétéros. Je pensais qu’il serait bien de pouvoir m’appuyer sur quelqu’un qui me ressemble, de manière à ne pas devoir effectuer une «traduction» trop importante. D’autres scientifiques noirs ou d’autres personnes dans des espaces blancs dits progressistes y verraient un certain degré de véracité. Je me suis donc autorisé – en ayant à l’esprit l’exemple de Toni Morrison qui écrivait toujours sur les siens sans jamais chercher à s’ excuser – à suivre mon instinct et c’était libérateur: je pouvais écrire un campus novel et ça n’avait pas besoin de ressembler au Roman du mariage (NDLR: de Jeffrey Eugenides) – que j’aime beaucoup, cela dit! Le monde académique est un endroit totalement différent si vous êtes quelqu’un de marginalisé – queer, noir, femme mais aussi issu d’un milieu ouvrier.
Vous abordez avec acuité la question du tokénisme. Wallace peut suivre son cursus grâce à une politique d’intégration mais doit sans cesse se montrer redevable de cette opportunité. «Pourquoi ne suffis-je pas?», serait-elle la question centrale du livre?
Une des choses que je voulais explorer était la façon dont les gens intériorisent les règles des hiérarchies oppressives pour survivre à ces systèmes. Wallace fait face à la suprématie blanche, au patriarcat et à la différence de classe en intégrant les valeurs de ces systèmes. Il se fait plus invisible, plus silencieux et moins «menaçant», des concessions pour lui permettre de simplement traverser la journée. Mais cela ne l’a pas amené ni plus près du bonheur ni plus près d’un sentiment de sécurité. Il finit par se demander si les miettes qu’on lui accorde sont suffisantes. Il connaît la réponse qu’on attend de lui: «Oui, bien sûr, tu es sorti de la pauvreté, tu es à l’abri, tu es ici entouré d’amis gays» mais il réalise qu’en fait, non, ça n’est pas assez. D’autres personnages du livre doivent se réveiller et grandir un peu afin de réaliser que leur soi-disant existence de rêve – bien s’en sortir à l’université, profiter d’un soir d’été avec ses amis – n’est pas tout à fait la vraie vie.
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Les premiers pas vers l’âge adulte sont faussement légers. Etait-ce important pour vous de multiplier les scènes triviales de dîner pour approcher ce double-fond des personnages?
Pour moi, un des auteurs les plus importants est le Norvégien Karl Ove Knausgaard. Les petits drames domestiques semblent si énormes dans la vie de ses protagonistes. Il sonne vrai et juste à mes yeux parce qu’une grande partie de ma vie était d’un côté terriblement banale et, de l’autre, incroyablement brutale. La trivialité et l’extraordinaire sont deux faces d’une même pièce. Je ne voulais pas écrire une grosse intrigue explosive, avec un spectre qui tiendrait sur des décennies. Je préférais concentrer mes forces sur ce qui arrive lors d’un seul week-end dans la vie de ce personnage à qui on a répété que sa vie était ordinaire. C’est à ce moment-là, quand on prend soin de son sujet, qu’on touche à l’essentiel et à l’art.
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