Chimamanda Ngozi Adichie, autrice d’Americanah. © GETTY IMAGES

Alain Berenboom, avocat et romancier : « Ifemelu, parce que Noire, immigrée et battante »

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Super-héros, aventurière, salaud, battante, loser, grande âme… Quel est votre personnage de fiction préféré? Chaque semaine pendant l’été, une personnalité se prête au jeu. L’héroïne d’Alain Berenboom, c’est Ifemelu, personnage central du roman de Ngozi Adichie.

Il dit que «tous les lecteurs le savent: il y a des livres-étapes dans la vie de chacun. Ceux qui nous font dire: “Je serais différent si je n’avais pas lu ce livre-là.” Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie, paru en 2013 en anglais et deux ans plus tard en français (Gallimard), est de ceux-là. Quand on l’a lu, on se rend compte que c’est un roman indispensable, alors que tant d’autres, même bien écrits, sont dispensables. Ce qu’il dit de notre époque est essentiel. Et il le dit d’une manière tellement simple, avec tant d’humour, tant de légèreté et tant de brio que ça le rend encore plus indispensable. C’est un monde complet, et un personnage complet, que Ngozi Adichie parvient à brosser.»

Le vieux blanc belge que je suis se dit “mais au fond, j’aurais fait comme elle”.

Ce personnage, c’est Ifemelu. Cette jeune Nigériane décroche une bourse universitaire aux Etats-Unis, un peu avant la première élection de Barack Obama. Elle y débarque comme on pense arriver en terres magiques. Elle n’y affronte finalement qu’une autre réalité, pas toujours beaucoup plus reluisante que celle laissée au pays. Mais elle va s’y élever, en ne devant rien à personne d’autre qu’elle-même. Avant de décider de renouer avec ses racines.

Alain Berenboom, avocat (du Palais royal, entre autres) et romancier, voit en elle beaucoup de ce qu’il aurait aimé être, sans en avoir la force. Et pas mal de sa propre histoire, aussi.

Pourquoi Ifemelu est-elle votre personnage de fiction préféré?

Dans un premier temps, j’ai pensé à des héros d’enfance, mais je me suis dit non, ça doit être un héros qui m’intéresse aujourd’hui. Si on choisit un héros de son enfance, c’est comme mettre sur pied un spécial nostalgie. Un personnage d’aujourd’hui, par contre, c’est une photographie de notre époque. Comme Ifemelu: elle a tout de ce qu’on peut trouver de bien dans notre époque. Elle montre qu’on peut y faire des choses bien, alors qu’on a l’air d’être cernés par les drames et l’impuissance. Au fond, elle s’est imposée assez rapidement. J’avais lu le livre à sa sortie. Ça faisait beaucoup de bien, donc je l’ai relu pendant le confinement.

Qu’est-ce qui vous touche tant chez elle?

C’est une femme, noire, immigrée, et pourtant c’est une battante, une gagnante, pas une victime. Ça, c’est extraordinaire. Elle symbolise la force tout en restant elle-même. Lorsqu’elle est aux Etats-Unis, elle rédige un blog sur le fait d’être noire – elle explique qu’elle ne s’était jamais sentie telle avant d’arriver là. Elle y reste treize ans et peu à peu émerge la nostalgie de son pays natal. Donc, elle n’est pas une gagnante parce qu’elle s’est «blanchie», parce qu’elle s’est américanisée, non, au contraire, elle est gagnante parce qu’elle garde l’amour de sa culture et de l’attirance pour pays natal.

Auriez-vous voulu être Ifemelu, dans la vraie vie?

J’aimerais l’être, mais j’en ai très peur. Je suis trop pleutre et trop conventionnel pour être une femme aussi extraordinaire. J’aimerais être elle, mais j’en serais incapable.

Elle n’est donc pas un personnage miroir de ce que vous êtes?

Dès le moment où on se projette dans un personnage de fiction, ce n’est jamais tout à fait un miroir puisque la fiction est une création qui nous fait passer dans un autre monde. Quelque part, c’est l’image d’Alice au pays des merveilles : on se retrouve toujours dans la peau d’Alice, on découvre le pays des merveilles. Mais le vieux blanc belge que je suis se retrouve aussi en miroir, en partie, dans la grande Noire nigériane qu’est Ifemelu. Je me sens très bien dans sa peau. Je suis dedans. Je vis ce qu’elle vit en lisant le livre. Je me dis «mais au fond, j’aurais fait comme elle». Ça me fait beaucoup de bien.

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Avez-vous fait «comme elle», dans votre vie, avant ou depuis?

Le côté pied de nez du personnage, l’absence d’interdits, la volonté de dénoncer les injustices, le racisme et la complaisance, je me retrouve dans ce genre de démarche.

Dans ma vie, dans ma profession et dans ce que j’écris. Dans Clandestine, mon dernier roman (Genèse édition, 2023), Iulia, jeune femme qui s’enfuit de Russie, en 2005, est une battante. Peut-être que je n’aurais pas écrit ce livre si je n’avais pas lu Americanah.

En fait, Ifemelu me rappelle quelque chose de très personnel. Mes parents m’ont transmis, tout en aimant beaucoup la Belgique et en me la faisant aimer, l’amour de leur culture, russe chez ma mère, juive classique chez mon père. Ils m’ont montré qu’en étant immigré et en t’assimilant dans le pays dans lequel tu arrives, tu es plus riche en gardant ta culture qu’en l’effaçant parce que tu additionnes alors toutes les cultures.

Ifemelu, elle, porte l’Afrique, le Nigeria – culture encore particulière -, assimile la culture américaine et reste elle-même: elle se lisse les cheveux, quand elle arrive, pour être américaine, puis, peu à peu, décide de reprendre la coupe afro. Il y a aussi son extraordinaire force de l’humour. Comme dans tous les livres fondamentaux, l’humour est un élément essentiel, qui rend certains personnages immortels. Don Quichotte, Gulliver, Joseph K. ou Tchitchikov, dans LesAmes mortes, de Gogol, sont tous des personnages humoristiques.

Ifemelu symbolise la force tout en restant elle-même.

Avez-vous rencontré des gens comme elle?

Oui. Régine Orfinger, entre autres. Survivante de la Seconde Guerre mondiale, avocate à Anvers en 1940, chassée du barreau parce qu’elle était juive, devenue résistante. Son mari a été fusillé par les Allemands en 1944. Après, elle a été l’une des fondatrices de la Ligue des droits de l’homme en Belgique. Elle s’est aussi battue pour abolir la législation sur l’avortement. Une femme formidable, qui a eu toute une vie de combat, avec la conviction qu’on peut abattre les murs.

La fiction a-t-elle contribué à faire de vous ce que vous êtes aujourd’hui?

Absolument. J’en lis énormément. Je n’aurais pas réussi à vivre ma vie si je ne m’étais pas lancé dans l’écriture. Ma quinzaine de romans répond à un besoin fondamental de pouvoir me projeter dans des histoires imaginaires.

L’essentiel de mes livres sont contemporains, parce que c’est une façon d’appréhender le monde, de le comprendre. Et mes personnages sont toujours en lien avec une réalité politique bousculée, avec des relations compliquées entre hommes et femmes. J’ai besoin, pour survivre, de me créer des pistes, des univers de fiction. Prenez Michel Van Loo, mon seul personnage récurrent: c’est un détective qui ne trouve jamais la solution sans la bande de personnages qui gravite autour de lui. J ‘aime bien que ce soit une bande, ce côté social.

Moi, j’ai souffert d’être tout seul. Mes parents avaient peu de relations: ils étaient immigrés, leurs familles ont été exterminées pendant la guerre et plusieurs de leurs amis sont morts aussi. Nous étions donc assez solitaires. De plus, j’étais enfant unique. Promener Michel Van Loo avec cette bande me reconstituait une famille.

Mes autres personnages de fiction, pareil: c’est ma famille. Ils ont tous quelque chose de moi. Ils me nourrissent aussi, me développent des côtés qui, sinon, me resteraient cachés. Ils me font vivre des aspirations que j’ai et que je n’aurais pas exprimées autrement. Ils réveillent des choses que j’ai en moi mais qui seraient restées dans des armoires.

Quel personnage de fiction pourriez-vous être en vrai, autre qu’Ifemelu?

Ce serait Alice, d’Alice au pays des merveilles. Parce que c’est le modèle même de ce que l’être humain pensant est capable: imaginer, dans notre monde réel, dans lequel on est, un monde totalement fantaisiste et qui est tout aussi réel.

Bio express Alain Berenboom

Naissance, le 8 janvier 1947 à Schaerbeek (Bruxelles). Fils unique. Avocat, spécialisé notamment dans le droit d’auteur et le droit de la presse, enseignant, chroniqueur et écrivain. Prix Rossel 2013 pour son roman Monsieur Optimiste, qui raconte l’exil en Belgique de son père, juif polonais, et de sa mère, juive lituanienne (russe à l’époque), et leur vie cachée durant l’Occupation. Son dernier roman, Clandestine, est paru au printemps 2023. Homme de lettres, épris de culture, curieux de tout, il manie l’humour, l’esprit et la langue avec finesse. Tempérament posé.

Bio express Ifemelu

Naît dans les années 1980 à Lagos (Nigeria). Fille unique. Diplômée de l’université de Princeton (New Jersey), blogueuse, chroniqueuse et journaliste. Son père, qui aurait voulu être plus important qu’il ne fut, et sa mère, qui changeait d’église comme on change de chaussettes, sont igbo, troisième plus important groupe ethnique nigérian. Personnalité cash, amoureuse de romans, de poésie et de musique, elle dit les choses comme elle les sent.

© PHOTONEWS

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