Neuf des seize clubs de la Jupiler Pro League ont commencé la saison avec une société de paris comme sponsor principal. © BELGAIMAGE

Publicité pour les jeux de hasard dans le sport: «Les enfants de 5 ans reconnaissent déjà les logos»

Erik Raspoet Journaliste Knack

Si elle est fortement limitée, la publicité pour les jeux d’argent dans le sport reste malgré tout bien présente. Avec pour conséquence des ravages chez les accros aux paris sportifs.

Le 3 octobre, le RSC Anderlecht remportait une victoire surprenante en Europa League sur le terrain de la Real Sociedad, redoutable équipe espagnole. Ce succès sportif, entaché par les méfaits de supporters mauves en tribune, a donné un coup de projecteur à Sunweb, le tout nouveau sponsor principal du maillot. Le voyagiste néerlandais y a pris la place de Napoleon Games. Depuis le début de saison, la société de jeux de hasard se taillait la part du lion sur le torse des joueurs d’Anderlecht. Si le changement fut brutal, il était prévu contractuellement.

La raison? Un arrêté royal entré en vigueur le 1er juillet 2023 et qui prévoit, après une période de transition, l’interdiction de toute publicité pour les jeux de hasard dans les stades à partir du 1er janvier 2025. Anderlecht n’est d’ailleurs pas le seul club à avoir commandé de nouveaux maillots. Neuf des seize clubs de la Jupiler Pro League ont commencé la saison cet été avec une société de paris comme sponsor principal sur le tee-shirt: Unibet, Starcasino, Golden Casino, Ladbrokes… Jusqu’à la trêve hivernale, leurs logos peuvent arpenter légalement les terrains et figurer sur les écrans. Du moins, en apparence.

Napoleon Games figure d’ailleurs toujours sur les nouveaux maillots d’Anderlecht… dans le dos et dans un format aussi grand qu’un smartphone, comme l’autorise le règlement transitoire de l’arrêté royal. C’est beaucoup plus discret qu’auparavant, mais toujours intéressant grâce aux dizaines de caméras qui filment les joueurs en gros plan lors des retransmissions des matchs.

L’influence des grands tournois

Ces sociétés savent pertinemment pourquoi elles sponsorisent les clubs de football. La relation «dose-réponse», bien connue en pharmacologie, s’applique également au comportement de jeu. Ainsi, plus l’exposition à la publicité pour les jeux de hasard est grande, plus les supporters –ou toute personne qui y est soumise– auront un avis positif sur les jeux d’argent et plus les mises seront élevées. Les paris sportifs en ligne, qui représentent 90% de l’ensemble des paris sur le Web, sont aux premières loges. Le foot est de loin le sport sur lequel on mise le plus souvent (80% du marché), suivi de très loin par le tennis et le basket-ball.

L’impact de la publicité pour les jeux d’argent a été mis en évidence par une étude de l’UGent réalisée lors de l’Euro de football en Allemagne. Celle-ci a révélé qu’en Flandre, une personne interrogée sur cinq a été fréquemment ou très fréquemment exposée à la publicité pour les jeux de hasard liée au championnat d’Europe. Soit sur les réseaux sociaux, soit pendant les reportages et retransmissions de matchs, soit chez les libraires ou dans les supermarchés. Les chercheurs ont également constaté que cette publicité porte ses fruits. Plus une personne était confrontée à ce type de message publicitaire, plus elle était susceptible de parier sur les matchs de l’Euro.

«Il s’agissait à la fois de publicité légale et illégale, stipule Bram Constandt, coauteur de l’étude et professeur de management du sport. Les enjeux étaient élevés pour les sociétés de paris. Les grands tournois de football agissent comme des accélérateurs, ils drainent un afflux important de nouveaux parieurs et suscitent des mises plus élevées. Après un tournoi, ce phénomène se résorbe en partie, mais certains des nouveaux joueurs continuent de parier et risquent de devenir dépendants. Les sociétés de jeux de hasard ont profité au maximum de la période de transition de la législation durant l’Euro. Le sponsoring sportif était encore autorisé sous certaines conditions cet été, notamment les messages publicitaires liés à la couverture des matchs avant et après la compétition. Mais la principale source d’exposition était les médias sociaux, alors que ce type de pub y est déjà interdit depuis le 1er juillet 2023.»

«Nous constatons déjà un déplacement des budgets de sponsoring des clubs pro vers le football amateur.»

Comment cela a-t-il pu se passer?

Cela découle d’un défaut d’application des règles en vigueur. Ce n’est pas nouveau… Le système de sanction de la Commission des jeux de hasard est défaillant. Toutefois, faire appliquer la loi n’est pas facile, car 90% des amendes concernent des sociétés sans licence belge, et même souvent enregistrées hors de l’Union européenne.

L’application de la loi à l’encontre des opérateurs de jeux légaux est également trop souple, les amendes conditionnelles ne sont presque jamais perçues. Il s’agit d’une responsabilité partagée, la Commission des jeux de hasard émet des amendes mais le recouvrement doit être effectué par le SPF Economie.

La Commission des jeux de hasard sort d’une crise profonde liée à l’intégrité de ses dirigeants. Cette crise est heureusement derrière nous, mais l’organisation continue de donner l’impression d’être trop proche de l’industrie du jeu. Ce n’est pas tant par mauvaise volonté que par manque de poids. La Commission a en face d’elle une industrie à la croissance fulgurante depuis la légalisation des jeux d’argent en ligne en 2010. Les bénéfices bruts des sociétés de jeux ont été multipliés par 45 depuis lors: de 38 millions d’euros en 2012 à 1,7 milliard l’année dernière. Entre-temps, l’industrie du jeu possède une puissante machine de lobbying, je peux en parler en tant que chercheur qui suit le secteur depuis des années. Mais il y a aussi un problème structurel. La Commission est financée par les licences qu’elle délivre. Il lui est donc difficile de prendre des mesures drastiques, car la suppression d’une licence l’affaiblit immédiatement. Nous devons réformer en profondeur le système, sinon il ne pourra jamais fonctionner comme un régulateur à part entière.

Promus en division 1B, les Francs Borains ne pourront plus bénéficier de l’exception publicitaire accordée aux clubs amateurs chère à leur président Georges-Louis Bouchez. © BELGAMAGE

Comment Betano, le géant grec des jeux d’argent, a-t-il pu envahir nos salons pendant la Coupe d’Europe?

Betano a même été l’un des principaux sponsors de ce championnat. La société n’est pas agréée en Belgique et n’y exerce pas d’activités, mais nous l’avons reprise dans notre enquête. Il s’est avéré que la grande majorité des personnes interrogées ne se souvenaient pas du sponsoring de Betano, mais cela ne signifie pas que sa publicité n’a pas eu d’effet. Le nom contient une référence aux paris (NDLR: bet, en anglais), et ce lien est perçu inconsciemment. Une telle publicité contribue dès lors à la normalisation des jeux d’argent dans l’expérience sportive, une mauvaise tendance que nous devons absolument stopper. La relation dose-réponse n’est pas une invention: l’exposition à la publicité pour les jeux d’argent incite les gens à jouer davantage. Trois catégories sont particulièrement vulnérables: les mineurs, les jeunes hommes et les dépendants au jeu. Il existe plus d’arguments qu’il n’en faut pour réclamer une interdiction totale de la publicité pour les jeux d’argent. Dès l’âge de 5 ans, les enfants sont capables de reconnaître les logos des jeux de hasard. A partir de 8 ans, ils peuvent les associer de manière infaillible à un club de football.

«La créativité de l’industrie du jeu rappelle beaucoup celle du lobby du tabac.»

Outre l’interdiction d’accéder aux jeux d’argent pour les moins de 21 ans, la loi Van Hecke prévoit une interdiction totale du sponsoring sportif à partir de 2028. Sous la pression du lobby des jeux de hasard, une série d’échappatoires ont été réglementées par arrêté royal. La publicité sur le dos des maillots reste autorisée dans le football professionnel jusqu’en 2028 et le parrainage, sous certaines conditions, après 2028 dans le football amateur. Nous n’en avons pas fini avec la publicité pour les jeux d’argent dans le sport…

Malheureusement, non. Nous constatons même déjà un déplacement des budgets de sponsoring vers le football amateur. Les clubs, par exemple, peuvent obtenir des maillots gratuits. C’est une évolution qui ne va pas dans le bon sens. L’exposition médiatique est bien moindre que dans le foot professionnel, mais de cette manière, des générations entières de jeunes joueurs sont convaincues de la relation naturelle entre le sport et les jeux d’argent. Une autre astuce consiste à ne plus sponsoriser les clubs mais leur fondation, vecteur par lequel les clubs professionnels organisent toutes sortes d’engagements sociaux. La créativité de l’industrie du jeu rappelle beaucoup la manière dont le lobby du tabac tente de retarder ou d’éroder une législation restrictive. Mais le secteur des jeux d’argent n’est pas le seul à faire du lobbying, les grandes sociétés de médias sont également loin d’être satisfaites d’une interdiction totale de la publicité pour les jeux de hasard.

Le secteur a également des alliés dans le monde politique. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, a personnellement opposé son veto aux plans de la Vivaldi qui prévoyaient une interdiction beaucoup plus radicale de la publicité. En tant que président du Royal Francs Borains, sponsorisé par Ladbrokes, GLB avait également un intérêt personnel.

Ironiquement, les Francs Borains ont depuis été promus en division 1B, en d’autres termes le football professionnel, ce qui signifie que le club ne peut pas bénéficier de l’exception pour les clubs amateurs pour laquelle le MR s’est battu avec acharnement. Le dossier des jeux de hasard ne disparaîtra pas immédiatement du radar politique. Une réforme de la «Gambling Commission» est nécessaire, tout le monde en est conscient. Mais se fera-t-elle? Un groupe de travail aurait été convoqué pour préparer la «supernote» de Bart De Wever, mais il n’y a aucune trace de ce groupe dans le texte qui a fuité.

La Loterie nationale, la plus grande société de jeux du pays, échappe à la législation sur le sponsoring sportif.

Les loteries et les cartes à gratter ne sont pas des paris et sont couvertes par une loi distincte. Cela permet à la Loterie nationale de miser sans entrave sur le sponsoring sportif. Je comprends la frustration des acteurs privés à ce sujet, mais il y a bien entendu une différence. Contrairement aux jeux d’argent en ligne, la plupart des produits de loterie ne donnent pas de résultats immédiats, ce qui les rend beaucoup moins addictifs. Le problème est que ces dernières années, la Loterie nationale a lancé des produits en ligne comme Woohoo, qui ressemblent étrangement à des paris en ligne…

Les jeunes, victimes favorites

En 2023, une enquête réalisée par l’agence Ipsos auprès de 1.000 jeunes Belges âgés de 18 à 30 ans, à la demande de la Commission des jeux de hasard, a levé le voile sur les pratiques interpellantes du jeune public face aux jeux d’argent.

53% des jeunes affirmaient alors avoir joué au moins une fois au cours des trois dernières années. Un comportement surtout remarqué chez les hommes, dont le pourcentage grimpe à 65%, soit près de deux jeunes adultes sur trois.

Parmi ces joueurs, 60% déclaraient le jeu ou les paris comme une activité occasionnelle, mais 13% tout de même expliquaient jouer quotidiennement. Un chiffre qui a probablement augmenté dans la foulée de l’Euro 2024.

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