Yann Queffélec, les yeux rivés vers la mer
Avec son Dictionnaire amoureux de la mer, l’écrivain français et breton tisse les liens entre les océans et les hommes. Pour conjurer un manque sensoriel de chaque instant, la dimension maritime qu’il n’a pas pu assez éprouver.
Après les événements de Mai 68 en France, vous décidez de prendre le large. Votre révolution à vous ?
Né dans une famille aux yeux rivés vers la mer, je suis essentiellement un être maritime. 1968 a 8la rupture s’est accentuée avec la mort de ma mère, en 1969. Plus rien ne me retenait à terre, je n’avais qu’une idée : faire le tour du monde.
Et vous n’êtes pas vraiment parti. » Ce grand rêve brisé dans l’oeuf continue d’habiter mes nuits blanches « , écrivez-vous. Un regret éternel ?
Oui, un regret nourricier, un deuil vital, un acte manqué permanent. A chaque seconde, quelqu’un pourrait m’embarquer, me dire » Viens, on part » et j’irais. J’ai l’impression qu’il y a toujours un bateau prêt à larguer les amarres et à m’emmener au bout du monde, là où j’ai le sentiment d’être attendu depuis cinquante ans. En 1969, à 20 ans, j’avais tout planifié, je savais dans quelles mers je voulais aller, qu’un jour je passerais le cap Horn, celui qui assoit la réputation d’un marin. Depuis, j’ai traversé trois fois l’océan, j’ai passé des années en mer mais je suis loin d’en avoir fait le tour. Je n’ai pas rompu avec le monde civilisé.
Quelle est la raison de ce rêve brisé ?
La providence est faite de raisons mélangées. L’entretien de mon bateau, un beau 15-mètres, financé notamment par des leçons de tennis, me coûtait une fortune. Pour m’en sortir, je devais faire du charter, mais j’étais désorganisé, j’avais quelques soucis administratifs, et puis je suis tombé en panne de moteur en plein golfe de Gascogne. Le vent m’a ramené sur Belle-Ile-en-Mer. J’amarre le bateau sur un quai battu par le mauvais temps et, là, l’éditrice Françoise Verny m’alpague : » Toi, chéri, t’as une gueule d’écrivain… » Un hasard ahurissant. J’entre dans le milieu littéraire, moi, fils de l’écrivain Henri Queffélec, qui ne m’étais jamais recommandé de lui. En 1985, je me suis vengé, j’ai acheté mon troisième bateau, un 14,95-mètres, avec l’argent du Goncourt…
L’homme est en train de se désunir, fasciné par l’intelligence artificielle et sanglotant parce que la nature va mal »
Cela dit, l’écriture était aussi un de vos rêves…
En effet. Et j’ai demandé aux mots de m’apporter cette dimension maritime que je n’ai pas assez éprouvée. Mais le manque sensoriel de l’océan, tel un membre fantôme, est une sensation de chaque instant. J’ai mal à l’océan.
Avant de composer ce Dictionnaire amoureux de la mer, aviez-vous lu celui de Jean-François Deniau, sorti en 2002 ?
Bien sûr. Je dois dire que, à la relecture, son Dictionnaire amoureux sonne un peu comme celui d’un scout marin. On est dans le matelotage mais, à l’époque, on ne parlait pas de la mer comme on en parle aujourd’hui. Reste que j’ai voulu lui rendre hommage, car Deniau a fondé, en 2003, l’association des écrivains de marine. Etre écrivain de marine, ce n’est pas rien ! Nous sommes capitaines de frégate, tout de même… Quant à mon Dictionnaire, il est à la fois subjectif et objectif, il est la cristallisation stendhalienne de sujets clés à mes yeux : l’écologie, l’avenir du monde, l’idée que l’on se fait de soi-même dans sa relation avec l’océan… L’homme, semble-t-il, est en train de se désunir, à la fois fasciné par l’intelligence artificielle et sanglotant parce que la nature va mal.
La Bretagne ne serait-elle pas votre référence suprême ? Ainsi quand vous parlez du Grand Nord et des Inuits, vous écrivez : » Ils ont ceci de breton, tout christianisés qu’ils soient, la croyance à l’Esprit des forces naturelles, aux divinités marines, à l’invisible. »
Peut-être, mais cela a du sens. Anne Quéméré (NDLR : navigatrice française) décrit très bien ce pays des Inuits qui, comme la Bretagne, est un pays de l’oralité. La croyance en l’invisible et l’irrationnel, notion très bretonne, y est très forte.
Vous évoquez les explorateurs Yves de Kerguelen de Trémarec, encore un Breton, Roald Amundsen et sir Ernest Shackleton, un héros absolu à vos yeux…
Oui, absolu. Il a eu un geste humain parfait devant le danger, la vie et la mort. Cet explorateur irlandais se lance, en 1914, à bord de l’Endurance à la découverte de l’Antarctique. Très vite, l’Endurance est pris dans les glaces, puis broyé. Shackleton et ses marins campent sur la banquise avec leurs chiens adorés, qu’ils se voient contraints de manger pour survivre. Mais ils ne perdent jamais espoir, jamais. Ils vont se retrouver sur une île irréelle d’austérité, l’île de l’Eléphant. Shackleton repart bientôt sur une chaloupe et parvient à trouver des secours.
Parmi les marins, vous avez un maître incontesté, Eric Tabarly, auquel vous consacrez de superbes pages…
Un héros absolu, lui aussi, à la fois champion des mers et champion des valeurs humanistes. Il a vaincu dans des conditions de courage extrême. Lorsqu’il gagne pour la première fois, en 1964, la transat anglaise en solitaire, sur son Pen Duick II, Francis Chichester, qui a quelques tours du monde à son actif, lui dit : » C’est un honneur, monsieur, d’avoir été battu par vous. » De la part de cet Anglais considéré comme un dieu, c’est énorme ! Tabarly a créé un esprit maritime dont on continue à s’inspirer. C’était un être littéraire, pas très causant à jeun. En bon Inuit potentiel, il se méfiait d’une oralité qui n’a rien à dire. Quand on lui demandait : » Alors, c’était comment ? » Il répondait : » La mer m’a laissé passer. » C’est beau ! Il avait un formidable compagnon de mer, Olivier de Kersauson, auprès de qui il trouvait cette joie de vivre et cette faconde qui lui manquaient. Kersauson est un très grand marin mais il n’a pas arrêté de se tirer des balles dans le pied. Il a adoré aller chez Castel, jouer à la pétanque avec Barclay à Saint-Tropez, place des Lices, alors il s’est créé une image d’amiral du micro dont il souffre.
Tous les jeunes marins du K-141 Koursk ont été sacrifiés par la raison d’Etat
Il n’y a pas de dictionnaire marin sans naufrages. Ici, le Titanic, le Costa Concordia, le K-141 Koursk. Lequel vous tient à coeur ?
Le naufrage du sous-marin russe K-141 Koursk est bouleversant. Tous ces jeunes marins ont été sacrifiés par la raison d’Etat, dans des conditions mystérieuses, comme d’autres sous- marins russes de la série K – il y en a au moins trois au fond de l’eau. Réfugiés dans un compartiment, les marins ont chanté jusqu’à leur dernière heure tandis que l’un des officiers écrivait, écrivait, pour témoigner. En revanche, je trouve le naufrage du Titanic ridicule, dramatique mais ridicule, aussi sot que celui du Costa Concordia… Il y a là deux capitaines qui veulent faire les malins. Avec, pour le Titanic, le commandant Smith, en fin de carrière, qui veut aller plus vite que les autres et, pour le Costa Concordia, Francesco Schettino, qui se permet une manoeuvre inconsciente, la fameuse révérence, devant l’île de Giglio.
Tout cela, dites-vous, parce qu’ils n’ont pas respecté la règle d’or des Grecs : celle de » la mesure qui consiste à ne jamais tout désirer au même instant « .
Elle est aussi la règle d’or du marin. Smith a fait le malin avec l’iceberg, Schettino, avec le caillou sur lequel son affreux navire a cassé. Cette règle vaut aussi sur terre. Je ne l’ai pas toujours observée…
L’âge aidant, n’êtes-vous pas devenu plus prudent ?
Oui, peut-être, un peu. Mais je suis à la merci de mon tempérament… Il me faut veiller en permanence au grain, je suis sous haute surveillance.
Bio express
1949 Naissance à Paris. Aurait préféré voir le jour à Brest.
1962 Stagiaire à l’école de voile Jeunesse et marine, dans le Morbihan.
1985 Prix Goncourt pour Noces barbares, son troisième roman.
2013 Publication du Dictionnaire amoureux de la Bretagne.
2015 Sortie de L’Homme de ma vie, consacré à son père, Henri Queffélec.
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