Y a-t-il vraiment une identité flamande ?
Au Nord, le citoyen vote très à droite. Pour protéger son mode de vie contre la globalisation et l’immigration ? En se méfiant des élites, tant bruxelloises que… flamandes ? Une identité que des experts qualifient de » vide « . Mais qui est instrumentalisée par la N-VA et le Vlaams Belang.
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Une Flandre encore plus à droite est sortie des urnes le 26 mai dernier, avec la N-VA à 24,8 % et le Vlaams Belang à 18,5 sans oublier le CD&V (15,4) et l’Open VLD (13,1) – considérés au Nord plutôt comme des partis du centre. Une Flandre au visage conservateur et identitaire, symbolisée depuis par la mission de formation menée par Bart De Wever, président de la N-VA, et ses discussions préliminaires avec le Vlaams Belang. Dans un essai publié avant le scrutin, De Wever insistait sur la notion d’identité. Ce faisant, il a joué le jeu de l’extrême droite et nourri le vote pour le Belang. Mais il a aussi saisi l’essence de l’âme flamande actuelle : les enquêtes universitaires à la sortie des urnes montrent que l’immigration fut le thème numéro un pour les électeurs au Nord, alors qu’il ne figure qu’à la cinquième place côté francophone. Le premier parti de Flandre exploite à son profit une identité pourtant bien moins… flamande qu’on pourrait croire.
En flirtant avec l’extrême droite, la N-VA risque de » s’exclure du camp des démocrates « , selon les termes de Denis Ducarme (MR), pourtant guère suspect de ne pas tenter de la comprendre. » C’est en réalité une stratégie géniale, réplique un spécialiste affûté de la politique flamande, qui préfère rester anonyme. Bart De Wever met ainsi sous pression les francophones. Car son objectif reste de bloquer le système pour obtenir la fin du pays. »
» Les négociations entre N-VA et Vlaams Belang pour la formation d’un gouvernement flamand sont un jeu de poker menteur, acquiesce Marc Hooghe, politologue à la KULeuven. De Wever a besoin de l’Open VLD ou du CD&V et cette stratégie consiste à les faire languir. A éviter aussi que le Belang utilise encore l’image de l’ underdog : avec presque 20 % des voix mais que personne n’écoute. Si De Wever croyait vraiment à la rupture du cordon sanitaire, il irait à l’encontre de tout ce qu’il a écrit et fait jusqu’ici. Depuis la création de la N-VA, il insiste sur une différence fondamentale avec le Vlaams Belang : « Mon parti est démocratique. » »
L’objectif consisterait donc à contraindre Tom Van Grieken, président du Belang, à rendre lui-même l’alliance impossible. » Du coup, De Wever renforce sa position de négociation, ajoute Marc Hooghe. Il pourra toujours dire au CD&V et à l’Open VLD que près de la moitié de la Flandre soutient une série de propositions, le renforcement de l’enseignement traditionnel, par exemple. » Le jeu consiste aussi à avertir la Belgique francophone qu’un chemin doit s’ouvrir vers le confédéralisme et à créer un rapport de force en ce sens. Il avait pour intention d’envoyer un message symbolique en vue de la fête flamande du 11 juillet : » Nous sommes la Flandre. Nous vous avons compris. » Mais, finalement, cette échéance n’a pas été possible.
Le vieux nationalisme est mort
Reste à savoir… ce qu’est cette identité flamande. » Le nationalisme flamand traditionnel est mort, assène Marc Hooghe. Le Mouvement flamand – pèlerinage de l’Yser, Davidsfonds… – continue à perdre de l’influence. » Ce que confirme Jean Baetens, poète, professeur à la KULeuven et coauteur des Petites mythologies flamandes (éd. Lettre volée, 2019, lire Le Vif/L’Express du 18 avril) : » Le mouvement flamand d’émancipation culturelle luttait contre l’élite francophone, qui n’a plus le pouvoir politique et économique d’antan. La plupart des Flamands ont tourné le dos à ce qui était francophone ; on peut parfaitement fonctionner en ne parlant que le néerlandais en Flandre. »
Ce repli sur soi n’est pas indépendantiste pour autant. » Dans les enquêtes universitaires, les partisans de l’indépendance de la Flandre restent sous les 10 %, souligne Marc Hooghe. Le vote Belang est surtout le reflet d’un sentiment antimigrants. Pratiquement personne ne vote pour ce parti en espérant davantage d’autonomie pour la Flandre. Le phénomène Schild & Vrienden est marginal et son nombre d’adhérents réduit. » La situation, disent tous nos interlocuteurs, est conforme à celle partout en Europe de l’Ouest : » 20 à 30 % des électeurs expriment un ressentiment contre l’immigration et l’élite politique qui ne fait rien pour limiter l’immigration. C’est la Wallonie qui est l’exception : même défiance mais qui se traduit à l’extrême gauche. »
Défendre notre prospérité
Le vote flamand illustre aussi une évolution: » Le Belang obtenait surtout de bons scores à Anvers avec une « tâche d’huile » dans la périphérie, décrit Marc Hooghe. Désormais, il en obtient aussi dans les provinces de Flandre occidentale et du Limbourg où le CD&V était très fort. Les campagnes s’inquiètent de la menace des transmigrants, même s’ils n’y sont pas très nombreux. Ce qui engendre une réaction de défense de notre « mode de vie ». »
» Mais qu’est-ce que la campagne flamande ?, coupe Jan Baetens. Une grande banlieue, l’équivalent de la périphérie de Bruxelles ou de communes. C’est là que les Flamands veulent être rois chez eux. Sans être dérangés : ils font des remarques lorsqu’on tond sa pelouse le dimanche matin, par exemple, et sont prêts à appeler la police. » L’omniprésence médiatique d’un Theo Francken et des question migratoires a aussi joué. » L’identité flamande actuelle consiste à défendre notre manière de vivre mais sans qu’on puisse la définir avec précision, prolonge Marc Hooghe. Avant, elle était religieuse. Il n’y a plus que 3 % des Flamands qui vont à la messe, mais il y a des protestations quand on veut vendre une église parce qu’on veut continuer à vivre « entre les deux tours ». C’est mon quartier, mon identité ! Les enquêtes montrent que cet ancrage local est, avec la famille et le travail, plus important chez nous qu’ailleurs en Europe… Le coeur de l’identité consiste à défendre notre prospérité contre ce qui la menacerait : francophones, migrants… Et explique l’antiélitisme : Bruxelles ne doit pas se mêler de ce qu’on fait. Le gouvernement flamand non plus, contrairement à la Catalogne ou l’Ecosse, où les institutions régionales sont les référents. »
Herman Van Goethem, recteur de l’université d’Anvers, nuance. Pour cet historien, auteur de 1942 (éd. Polis, 2019) consacré au silence des autorités lors de la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, » le problème le plus important en Flandre, c’est la pauvreté. Si on prenait la lutte contre la pauvreté comme coeur d’un programme gouvernemental, au lieu de l’identité, on répondrait mieux aux préoccupations des gens inquiets pour leurs fins de mois. Les régions les plus pauvres sont celles où le Belang a progressé. Il faut décoder ce message qui est bien plus qu’une expression identitaire. Il y a par ailleurs une différence d’approche de cette question d’identité entre Bart De Wever, bourgmestre d’Anvers et, par exemple, Bart Somers (Open VLD), bourgmestre de Malines, lui aussi issu du Mouvement flamand, mais qui aborde les choses de façon beaucoup plus inclusive, parlant avec toutes les communautés. »
Roi à la maison
Et quand De Wever évoque dans son livre » les valeurs des Lumières » ou l’âge d’or de la formation des nations ? Marc Hooghe est sceptique : » C’est fort abstrait pour les gens. Il y a une évolution en Flandre, oui : on continue à défendre la famille et les traditions, tout en développant une vision extrêmement libérale sur le plan éthique, en matière d’avortement, d’euthanasie, d’homosexualité… Un modèle assez unique, mais forge-t-il une identité flamande ? L’essentiel, c’est que la vie locale ne soit pas remise en question. Notre identité est vide : tout le monde peut faire ce qu’il veut, mais sans que ça dérange les autres. La Flandre se situe haut dans les classements de niveau de vie. Les gens veulent y rester. C’est une identité locale et défensive, une identité « foutez-moi la paix ». »
» Je ne crois pas que le Flamand soit obsédé par la question identitaire, abonde Jan Baetens. L’ancrage familial est très important. Et l’attachement à sa microrégion. On se sent Gantois, Anversois ou Louvaniste, bien plus que Flamand. Le patois est un marqueur identitaire très fort. On l’a encore vu en campagne : beaucoup de politiques ont utilisé les dialectes lors des meetings électoraux, y compris Bart De Wever. »
Herman Van Goethem diverge encore. » C’est incontestable, il y a une identité flamande. Les élections de 1884, dans un système politique très différent, censitaire et majoritaire, révélaient déjà un clivage parfait entre la Flandre et la Wallonie. C’est une réalité très ancienne, qui traverse les générations. Quand je lis Bart De Wever et que je vois les résultats du 26 mai, même si je ne suis pas un partisan des identités divisées comme nous les avons en Belgique, je dois reconnaître qu’il n’a pas tort. »
Une des principales mythologies du Flamand, c’est l’attachement à sa fermette, une maison quatre façades avec un jardin bien entretenu. » Il est roi à la maison, résume Jan Baetens. Le quartier est une communauté imaginaire. On peut dès lors avoir une vision imaginaire de ce qui la menace. Ce ressenti est très différent en fonction de la place sociale qu’on occupe. En bas de l’échelle, la globalisation est un réel danger pour les camionneurs ou les petits épiciers. Plus on monte dans l’échelle, plus la menace pèse sur notre propre tranquillité. On craint de perdre ce qu’on a. » » Même si, objectivement, ce n’est pas cohérent, ponctue Marc Hooghe : la globalisation est aussi un atout. La majorité des entreprises flamandes travaillent vers l’exportation et en profitent énormément. »
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