Xavier Canonne: le matou du carmel
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine, Xavier Canonne, le directeur du Musée de la photographie, à Charleroi.
« Pardon patron, c’est vrai que si on prend un chat, on a droit à un jour de congé ? » La serveuse de la cafétéria du Musée de la photo fait rire Xavier Canonne. On n’aura pas la réponse. Mais toute la portée, comme la mère, qui a eu la bonne idée de venir donner naissance dans les bureaux du centre d’art, a été recasée par le maître des lieux.
Autour de nous, le parc et les anciens bâtiments du carmel, où des centaines de photographies, sages ou sulfureuses, ont désormais remplacé les discrètes religieuses. Et, au milieu, le boss. Parfois nostalgique, peut-être, du « tout se règle avec un coup de poing au fond du terrain », avec ses chemises et ses santiags, Xavier Canonne sort tout droit d’un décor américain. Si la raideur de sa démarche ne rappelait pas qu’il est souvent élégant, on demanderait bien à ses collaborateurs : « Elle est où, la Peggy du saloon ? » Caractère entier (même brûlé, un peu, sur les côtés), enfermé dans des villes trop petites pour lui, le directeur du plus grand musée de la photo d’Europe s’évade dans l’univers des surréalistes belges qui « le libèrent ».
« Insupportable » pour les uns, « admirable » pour les autres, Xavier Canonne est donc un personnage. Jeune, il se lance dans l’archéologie comme on embarque en mer et trimbale des groupes en Orient comme guide touristique pendant six ans. A son retour, il dirige pendant quatorze ans la collection d’art de la Province de Hainaut, avant de tenter le concours pour le poste de directeur du Musée de la photo. Job pour lequel, selon ses dires, il n’aurait pas osé postuler si on ne le lui avait pas demandé. C’était il y a quinze ans. Ce fut avec le succès que l’on connaît.
Physiquement, il y a chez lui pas mal de Poelvoorde jeunot, et un peu de BHL, vieux (sans l’arrogance ni les cheveux). Moins connu pour ses nombreux bouquins que pour ses excellentes expositions (160) et ses coups de gueule (notamment contre la désormais ancienne ministre francophone PS en charge de la Culture, Fadila Laanan), Xavier Canonne a le sang chaud. « La culture a perdu quatre ans avec Laanan, tonnait-il ! Elle est entourée de gens qui n’y connaissent rien et qui adulent The Voice… » En représailles, telle Salomé, la ministre tenta d’obtenir sa tête. Mais à l’unanimité, le conseil d’administration du musée leva le pouce vers le haut et le sauva.
L’épisode reste malheureux pour Xavier Canonne, et se rappelle encore à lui tous les jours… En témoignent ces deux visiteurs carolos qui l’interpellent entre deux salles : « Alors, Monsieur le directeur, toujours là ? Ils n’ont toujours pas réussi à avoir votre peau ? Bravo ! Super, l’expo ! » La guerre a deux ans et l’anecdote deux jours. Si Xavier Canonne ne regrette pas son jugement sur celle qui était alors sa ministre, il s’interroge toujours sur l’opportunité de la diplomatie et du parler franc quand d’autres directeurs de musée ont gardé, selon lui, la presque totalité de leurs subventions. « Fallait-il se coucher ? », se demande-t-il encore. Mais dans son point d’interrogation, on semble déceler la réponse. Négative, évidemment.
Et ses oeuvres d’art préférées, alors ? Des surréalistes, notamment. Sans blague ! Cliché ? Non : c’était déjà le sujet de sa thèse à la Sorbonne. Et puis, en fait, peu de gens connaissent « ces » ou « ses » précurseurs poétiques, qu’il s’attache à sortir de l’oubli (ou de l’ombre) car, pour lui, « ils étendent le réel ».
Les yeux du petit prince de Lagash
Premier choix : une statuette sumérienne représentant Eannatum, d’abord prince puis roi de la première dynastie de Lagash, en Mésopotamie, entre 2455 et 2426 avant Jésus-Christ. « C’est lié à l’archéologie qui est l’une de mes passions, même si je n’en fais plus. Même si je n’en ai pas vraiment fait. » Il tombe la veste. « J’avais surtout envie de voyager : 18 ans, mauvais élève, mauvaise scolarité, viré d’un peu partout, j’étais un adolescent coincé dans un bled alors que je voulais voir le monde. L’archéologie, c’était une façon de voyager, ce qui a été le cas parce que je ne suis jamais aussi bien que quand je suis ailleurs. Quand j’ai réussi ma première année d’unif, mon père m’a obligé à aller vérifier trois fois que c’était bien moi et pas un homonyme. Personne ne pensait que j’allais réussir, moi le premier. J’aimais l’histoire mais plus encore l’archéologie, ce moment qui fait sortir monumentalement ou chronologiquement des civilisations de la terre. Mais le petit prince de Lagash, c’est une rencontre, un coup de foudre, aussi important qu’une rencontre amoureuse. La première fois que je l’ai vu, je n’ai pas pu me décoller de sa vitrine. Depuis, chaque fois que je suis à Houston, où il est exposé, je vais le voir. Nous avons rendez-vous. Il est dans une sorte de contemplation, ses yeux grands ouverts, je trouve ça extraordinaire d’être spectateur du monde… Je ne suis pas du tout croyant mais cette dévotion me fascine. » Xavier Canonne confie alors : « Tous les jours, je voudrais me lever avec l’Eannatum… »
Le sourire de Nusch
« …Et me coucher avec Nusch ! » Aaah, Nusch ! La seconde épouse de Paul Eluard. Photographiée par Man Ray pour la couverture de Facile, l’un des recueils du grand poète français. Le sourire du directeur du Musée de la photo est si large que ses yeux disparaissent complètement quand il les baisse. « Nusch, c’est le surréalisme, c’est la beauté de la femme, un corps superbe ! Une femme magnifique qui a inspiré les plus grands artistes de ce siècle (Paul Eluard, Man Ray, Picasso…). C’est pourquoi elle est si importante. Eluard a écrit les plus beaux poèmes d’amour pour Nusch. Quand j’entends parfois les vieilles théories féministes fumantes qui s’abattent sur Breton et les surréalistes – « Ce sont des machos… » – ça me rend dingue ! Il n’y a jamais eu un mouvement qui a aimé autant la femme que les surréalistes ! Il lui a donné une telle place, une si grande liberté ! »
Xavier Canonne reprend, tout de suite : « Quand on regarde Facile, c’est une oeuvre complète, totale. C’est la rencontre d’un auteur (Paul Eluard), d’un photographe (Man Ray) et d’une très belle femme (Nusch). C’est aussi un moment où, dans la photo, on transcende le nu « ridicule ou crétin » de l’époque pour un vrai érotisme et une vraie sensualité. Tout ce livre est une splendeur. Nusch apparaît comme une liane, une racine qui traverse tout le livre, elle le tient comme une reliure. »
L’efficacité de Mariën
Troisième oeuvre préférée, L’Introuvable de Marcel Mariën. « Ce qui me touche, c’est le choc des surréalistes. Ils détournent des objets banals pour étendre le possible du quotidien. C’est Magritte qui a trouvé le nom de cette oeuvre car, justement, Mariën n’en trouvait pas. Ici, nous ne sommes pas dans un surréalisme abstrait, qui voyage dans les limbes, mais face à des objets concrets, que Mariën malaxe pour en faire autre chose. Il ne savait pas dessiner mais il visait l’efficacité, il a donc développé des solutions pour exprimer son idée. Ici les lunettes. A d’autres moments, l’assemblage ou les collages. J’aime l’efficacité, je n’aime pas l’effusion et la fausse spontanéité, mon truc, c’est l’irrationnel contrôlé ! »
Très emballé, Xavier Canonne confesse : « Et puis Mariën, c’est un voyou ! Un vrai (NDLR : trafic de faux billets avec Magritte, contrebandier, faussaire, trafiquant d’or et de cigarettes, on en passe) ! Mais il avait une morale. Cet argent ne servait pas à rouler en Rolls ou à boire du champagne, comme tous les cons le font. Non, c’était pour pouvoir continuer à créer. J’aime la morale des surréalistes ! »
Mais finalement, à quoi ça sert, créer ? A quoi ça sert, l’art ? « A rendre la vie un peu moins banale. » Maintenant, et maintenant seulement, Xavier Canonne renonce au vouvoiement et bascule sur le dossier de sa chaise, une Panton blanche. « C’est un film qui te parle et te montre d’autres choses. C’est un poème qui te transporte, c’est un tableau qui te fait rêver. Dans le fond, l’art, c’est un superflu indispensable. S’il n’y avait pas l’art, le monde serait fonctionnel, ce serait emmerdant car tout aurait une utilité. »
D’où l’intérêt de posséder des oeuvres ? « J’ai un rapport particulier avec la possession. J’ai besoin que les choses ne soient pas loin mais pas à moi. Posséder, ça permet juste d’être en contact permanent avec une oeuvre mais d’un autre côté, on ne possède jamais rien. Disons que c’est plus important de voir que d’avoir. Et qu’avoir permet de mieux voir. Finalement, c’est un peu comme les gens qu’on quitte ou qui nous quittent : ce n’est pas parce qu’ils ne sont plus là qu’on les désaime. »
Et s’il fallait mettre une oeuvre par-dessus tout ? Xavier Canonne hésite… Pour la première fois. Puis : « Peut-être un livre de poésie illustré par des images… » Il se reprend. « Non, s’il y avait un incendie et que je devais choisir entre les tableaux, les photos et des oeuvres archéologiques, en fait, je sauve le chat. »
Par Marina Laurent
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