Wikipédia, Wikimacho?
Le 29 janvier, à Bruxelles, 100 participants écriront 100 biographies sur Wikipédia. De femmes, uniquement. Puisqu’elles restent sous-représentées dans l’encyclopédie : à peine 17 % des pages leurs sont consacrées. Certaines s’activent pour combler ce « wikigap » et faire en sorte que le Web ne reproduise plus le machisme des livres d’histoire.
Elle-même ? L’un de ses étudiants ? Un confrère ? Un admirateur ? Quelqu’un s’était en tout cas installé, un jour de mars 2018, devant son clavier pour rédiger sur Wikipédia la biographie de Donna Strickland, soit ce que le monde scientifique a produit de mieux ces dernières années parmi les spécialistes des lasers. » Les références de cette soumission ne démontrent pas que le sujet est qualifié pour un article « , avait recalé un modérateur. Inintéressante, la Canadienne ? Ce n’est pas comme si ses recherches avaient substantiellement fait évoluer les techniques de chirurgie de l’oeil et de traitement de la cataracte. Ni comme si elle allait recevoir le prix Nobel de physique sept mois plus tard !
85 % à 90 % des bénévoles qui écrivent dans l’encyclopédie sont des hommes.
Précision numéro 1 : les deux autres chercheurs avec qui elle partage cette récompense (Gérard Mourou et Arthur Ashkin, des hommes, comme leurs noms l’indiquent) disposaient, eux, d’une page à leur gloire depuis un bail (2005, pour le premier d’entre eux). Précision numéro 2 : Donna Strickland, qui exerce à l’université de Waterloo, Ontario, depuis 1997, fut promue professeure vingt-trois jours après cette reconnaissance suprême. Précision numéro 3 : seules deux femmes avant elle l’avaient obtenue ; Maria Goeppert-Mayer en 1963 et Marie Curie en 1903. Toutes deux représentées sur Wikipédia, comme la scientifique canadienne qui y fera finalement son entrée le jour même de sa consécration. Et après que les médias eurent épinglé cette interpellante absence. Et ces chiffres : sur 1 576 951 biographies répertoriées sur le site en anglais, seules 281 119 portent sur des femmes. Soit 17,83 % du total, selon un décompte datant du 14 janvier. La version francophone ne fait guère mieux, avec ses 17,3 % (94 021 pages sur des femmes contre 547 599 sur des hommes).
100 participants, 100 biographies
Alors, ça ne fera pas bondir les statistiques mais, au lendemain du 29 janvier, l’encyclopédie libre recensera 100 biographies féminines supplémentaires. Toutes créées durant la même soirée, par 100 participants : bienvenue au » Hack the Gender Gap » organisé par BeCentral, nouveau campus numérique bruxellois inauguré à l’automne 2017. » Nous écrirons surtout sur des femmes européennes actives dans les nouvelles technologies « , précise Manon Brulard, à l’initiative de l’événement. Barbara Van Den Haute, administratrice générale de l’agence Informatie Vlaanderen ; Karen Boers, cofondatrice de Startups.be ; Jade Le Maitre, spécialiste en robotique… » Dans ce secteur, comme dans d’autres, le problème de représentativité est énorme. »
Et encore, ça va mieux. Un peu mieux. En 2016, la part féminine s’élevait à 16 %. » Nous devons être à l’origine d’un quart de cette progression. Nous avons publié plus de 4 200 articles « , jauge la Suissesse Natacha Rault, l’une des trois instigatrices des Sans pagEs. Un projet lancé en 2016, pendant francophone des Women in Red côté anglophone, s’activant, elles, depuis 2015 pour que plus aucune femme remarquable, d’hier comme d’aujourd’hui, ne soit mentionnée en rouge, la couleur des non référencés. Pour les faire passer au bleu, les bénévoles enchaînent conférences de sensibilisation et ateliers de contribution, dont s’inspire l’événement bruxellois du 29 janvier. » Car il ne suffit pas de parler de la problématique, on doit mettre la main à la pâte, reprend Natacha Rault. Même si on ne rattrapera jamais le retard. »
Une question d'(in)disponibilité des sources. » C’est la première chose sur laquelle on bute. » L’histoire s’est toujours moins intéressée aux femmes qu’aux hommes. Les médias pêcheraient aussi par machocentrisme, mettant davantage en avant des personnalités, interlocuteurs, experts masculins. Certains font désormais leur mea culpa, comme le New York Times. Le quotidien américain avait réalisé que les nécrologies qu’il publiait depuis 1851 étaient largement dédiées à des hommes, de préférence blancs. Depuis mars 2018, il a lancé le projet Overlooked, consistant à dresser le portrait de celles dont le décès n’avait à l’époque pas mérité une ligne. Comme la romancière Charlotte Brontë ou Emily Warren Roebling, qui avait achevé la construction du pont de Brooklyn, fin du xixe siècle, lorsque son ingénieur de mari était tombé malade. » La couverture médiatique n’est pas équilibrée, blâme Natcha Rault. C’est à chaque journaliste de se poser la question : comment je pratique la parité ? »
Le rêve des 30 %
La Suissesse ne se fait pas d’illusions. L’égalité wikipédienne parfaite, autant rêver. » Mais déjà atteindre 30 %, ce serait bien. » Si, subitement, les archives regorgeaient de sources, l’évolution ne serait pas simple pour autant. » Le deuxième élément sur lequel on bute, c’est que les femmes s’investissent moins en tant que contributrices. » » 85 % à 90 % des bénévoles qui écrivent dans l’encyclopédie sont des hommes « , constate Geert Van Pamel, président de Wikimedia Belgique, le » chapitre » belge de la Wikimedia Foundation, l’organisation qui chapeaute Wikipédia. Généralement jeunes, (sur)diplômés, blancs. » Pourquoi ? Depuis dix ans, j’essaie de comprendre… Il n’y a pas qu’une seule raison. » D’autant plus interpellant que l’histoire, les arts, les musées, les librairies… restent des domaines professionnels généralement assez féminins, qui devraient en théorie faire bon ménage avec l’encyclopédie. Les 83 % des biographies masculines ne sont pas la seule conséquence de cette prédominance de contributeurs. Les textes consacrés aux 17 % restants seraient souvent » moins fouillés, moins détaillés « , selon Geert Van Pamel. Soulignant à l’excès l’aspect » genre » (l’épouse de, la mère de, etc.) et s’attardant davantage aux vies familiale et privée.
En 2011 – déjà ! – l’américaine Sue Gardner, qui avait officié comme directrice exécutive de la Wikimedia Foundation, identifiait sur son blog neuf paramètres expliquant le peu d’implication féminine parmi la communauté. Le premier : l’interface du site serait rebutante pour les néophytes. » Pas vraiment user friendly ! s’exclame Manon Brulard. La première fois que j’ai essayé d’écrire un texte toute seule, je m’en suis mordu les doigts. Mais quand on acquiert un peu d’expérience, ça prend moins de vingt minutes. » Wikimedia Belgique, comme les Sans pagEs, propose des formations pour apprendre à contribuer. » Et depuis huit ans, le système est devenu plus simple d’accès, se rapprochant du traitement de texte Word, signale Geert Van Pamel. Et puis, l’argument de la difficulté pourrait aussi s’appliquer aux hommes. »
Moins l’hypothèse numéro 2 de Sue Gardner : le manque de temps. La charge mentale. Boulot, ménage, enfants, loisirs… Elles sont censées les rédiger quand, ces biographies ? » Comme les femmes, statistiquement, gagnent moins, elles ont par ailleurs peut-être moins tendance à s’impliquer dans des tâches bénévoles « , avance Natacha Rault. Une question de pudeur, de manque de confiance en soi, aussi, toujours selon Sue Gardner. Un professeur à l’université de Liège nous avait un jour confié s’être lui-même chargé de sa page Wikipédia ; on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Sur les 18 pages consacrées à un membre du corps académique liégeois, une seule est dédiée à une femme, Vinciane Pirenne-Delforge, historienne des religions, membre du Collège de France. Qui ignore totalement qui en est à l’origine.
Fight club
Jess Wade, physicienne et postdoctorante à l’Imperial College de Londres, s’est donné pour mission de mettre en lumière toutes ses consoeurs trop modestes pour le faire elles-mêmes. En un an, entre 2017 et 2018, elle a écrit 270 biographies de scientifiques. Quitte à se faire mal voir par certains membres de la wiki-communauté, lui reprochant de faire la promotion de ses amies. Des messages du genre » Ce n’est pas à ça que sert Wikipédia ! Pensez aux dégâts que vous causez ! » racontait-elle, en juin dernier, dans le journal The Guardian. Ça se bagarre parfois sec, parmi les contributeurs. Chaque proposition de texte est relue, commentée, parfois recalée par d’autres membres, sur un ton qui peut sembler peu avenant.
» La neutralité est obtenue par la friction de points de vue différents, développe Natacha Rault. Les femmes ne sont pas souvent éduquées à accepter le conflit. La plupart des contributrices laissent tomber au moment des premiers retours communautaires, qui peuvent sembler violents. » Des » patrouilleurs » qui taclent un ton jugé trop promotionnel, d’autres qui épinglent un manque de sources, un style non neutre… Peut-être est-ce cela qui est arrivé au tout premier auteur de la fiche dédiée à Donna Strickland. Un retour négatif, plus du tout l’envie de réessayer. » Il faut aussi se rendre compte que, lorsqu’on publie sous licence libre, le contenu ne nous appartient plus « , poursuit-elle. D’où la peur, parfois vexante, d’être effacé, corrigé, adapté ; autre explication de Sue Gardner.
Mais finalement, la parité sur Wikipédia, ça changerait quoi ? » Que les jeunes filles puissent avoir accès à une encyclopédie qui leur expliquerait les grands apports des femmes dans l’histoire. Positifs comme négatifs. Pour qu’elles trouvent des modèles, qu’elles prennent conscience de ce qu’il est possible de faire. Pour qu’elles ouvrent les yeux sur le monde. Moi, quand j’étais petite, ça n’existait pas « , répond Natacha Rault. Et puis, après tout, ce n’est pas comme si Wikipédia était le cinquième site Web le plus visité dans le monde…
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