Jules Gheude
Vous avez dit « fédéralisme »? (carte blanche)
La logique d’un Etat fédéral veut que chaque entité fédérée prenne, dans le champ des compétences qui lui sont propres, les décisions politiques qu’elle estime opportunes pour stimuler son économie et assurer le bien-être de sa population.
Si une décision est de nature à avoir un impact, notamment financier, sur les autres Régions, une concertation préalable n’est toutefois pas superflue.
C’est l’absence de cette concertation préalable qui entraîne aujourd’hui la réaction négative de la Flandre et de la Wallonie à l’égard de la volonté de la Région bruxelloise d’imposer unilatéralement une taxe kilométrique.
Cette concertation est chose courante au sein de l’Allemagne fédérale. La santé et l’éducation, par exemple, sont du ressort des seize Länder, mais, pour éviter de trop grandes distorsions entre eux, une « conférence permanente » des seize ministres de la Santé et de l’Education a été instaurée. Et elle s’est avérée particulièrement efficace au niveau de la gestion de la crise sanitaire.
On ne peut en dire autant de la Belgique.
Certes, la nature même du Royaume est foncièrement différente de celle de l’Allemagne, véritable Nation soudée par l’usage d’une langue unique. Mais comment comprendre, dans un pays qui compte trois communautés linguistiques (la flamande, la française et la germanophone) que neuf ministres soient nécessaires pour gérer la santé ? Nous sommes clairement confrontés ici à un dysfonctionnement majeur.
Les matières communautaires sont aussi appelées « personnalisables », car elles impliquent un traitement lié à la personne et donc à la langue que cette personne utilise. Trois ministres de la Santé suffiraient donc.
Contrairement à la Belgique, où le décret d’une Région a la même portée qu’une loi fédérale, l’Allemagne applique la hiérarchie des normes : la loi du Bund prime la loi du Land.
Mais si les Etats fédéraux ne sont pas tous confectionnés dans le même moule, il est cependant un principe qui devrait leur être commun : la solidarité, qui consiste, pour les entités les plus prospères, à soutenir financièrement celles qui le sont moins. Solidarité qui est censée être réversible, car le balancier de la prospérité peut, à tout moment, changer.
A la fin des années 60, il est apparu que la Belgique unitaire était dépassée par les faits et qu’il importait de la réformer pour l’adapter à ses situations spécifiques. A l’autonomie culturelle souhaitée par la Flandre, la Wallonie voulut introduire la régionalisation.
Si l’autonomie culturelle trouva son application dès 1972, la régionalisation se fit attendre en raison des réticence flamandes à reconnaître Bruxelles comme une Région à part entière.
Par ailleurs, la crise de la sidérurgie, au début des années 80, amena très vite la Flandre à remettre en question le principe de la solidarité : « Plus un sou flamand pour l’acier wallon ! ».
Il fallut attendre 1993 pour que la notion d’ « Etat fédéral » fût enfin consacrée par la Constitution belge. Mais déjà un courant se dessinait en Flandre pour passer à la vitesse supérieure, celle du confédéralisme. Un confédéralisme à deux Etats, Flandre et Wallonie, disposant de la plupart des compétences, financièrement responsables et cogérant Bruxelles. Le noyau central belge, quant à lui, se voyait réduit à la portion congrue pour devenir, à terme, totalement superflu. Belgique requiem !
En 1999, le Parlement flamand adopta les fameuses cinq résolutions allant résolument dans ce sens et qui inspirent toujours, aujourd’hui, une large majorité en Flandre.
Profitant de la crise sanitaire, les responsables politiques francophones se sont empressés d’opérer un virage « unitaire » en fustigeant l’existence de neuf ministres chargés de la Santé et en proposant une refédéralisation de ce secteur. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, n’hésita pas à se révéler « profondément belgicain », suscitant, par sa méconnaissance du néerlandais, les sarcasmes de la Flandre.
Nous ne reviendrons pas ici sur les circonstances qui, après plus de 500 jours de crise politique, ont fini par engendrer la coalition Vivaldi. Il nous suffit de constater que, deux mois à peine après son intronisation, les tensions apparaissent déjà. Il n’y a pas unanimité des sept partenaires en ce qui concerne la façon d’appréhender le déconfinement. Et d’autres points de rupture ne manqueront pas d’apparaître, notamment lorsqu’il sera question de la nouvelle réforme de l’Etat programmée.
On sait, en effet, que le CD&V n’entend pas avaliser un projet « à la sauce belgicaine » et qu’il ne souhaite pas, en ce qui concerne le domaine de la sante, « remettre le dentifrice dans le tube ».
Bref, la Vivaldi porte clairement en elle les germes de la crise.
On se souvient de la manière dont le président du MR, dans un communiqué commun avec son homologue Ecolo Jean-Marc Nollet, a torpillé les négociations du tandem Paul-Magnette (PS) / Bart De Wever (N-VA), au motif que celui-ci avait délimité les contours d’une réforme confédérale.
Ce fut une grave erreur de la part de Georges-Louis Bouchez. Car si celui-ci affirme qu’il est pour un « fédéralisme solide », il ne veut pas percevoir que ce fédéralisme est depuis longtemps dépassé en Flandre. Une Flandre qui ne se comporte plus en entité fédérée, mais en Nation qui entend devenir Etat en se débarrassant, une fois pour toutes, du principe de solidarité.
Lorsque Georges-Louis Bouchez se demande « pourquoi le sens de l’histoire serait-il le sens unique de la régionalisation ? », il méconnaît fondamentalement cette réalité flamande. Les derniers sondages indiquent en effet clairement que le nationalisme flamand n’est pas prêt de s’éteindre.
Le 12 juillet dernier, dans une « carte blanche » publiée sur le site de « Knack, le député flamand Jean-Marie Dedecker écrivait : « Bien que les transferts Nord-Sud soient trois fois plus élevés que ceux qui vont de l’Allemagne de l’Ouest vers l’Allemagne de l’Est, et que les subsides par personne soient 12 fois plus élevés qu’en Hongrie, la dette wallonne est gigantesque ».
L’intéressé siège comme indépendant, mais ses propos rencontrent un large écho en Flandre.
Dans une récente interview accordée à « De Tijd », Bart De Wever dit espérer parvenir à un accord communautaire avec le PS en 2024. Réaction de Paul Magnette, sur le plateau de RTL-TVI, dimanche dernier : « Essayons d’avoir une Belgique qui fonctionne avec quatre Régions. Deux Communautés à Bruxelles, ça n’a pas de sens pour nous, » Une idée qu’Ahmed Laaouej, le président de la Fédération PS de Bruxelles, s’est empressé de rejeter : « Il faut un peu de respect pour une institution aussi importante que la Fédération Wallonie-Bruxelles puisque j’entends que certains veulent la supprimer. »
Le débat, on le voit, s’annonce compliqué.
Bruxelles reste bien le noeud du problème. Comme l’explique Bart De Wever : « Bien sûr, les francophones veulent mettre la main sur la capitale. Chaque année, leur ambition en la matière augmente en raison de la transformation que connaît Bruxelles. Celle qui était historiquement une ville flamande est devenue une ville cosmopolite sans culture dominante, avec un penchant de plus en plus marqué pour une gestion de type ‘ville-État’. »
La Flandre est-elle toutefois prête à laisser tomber la notion de « Communauté flamande », qui lui permet, via les matières personnalisables, d’encadrer sa minorité à Bruxelles du berceau jusqu’à la tombe ? Poser la question, c’est y répondre.
Et si, à l’instar de ce qu’ont fait les francophones, elle recourait à l’appellation « Federatie Vlaanderen-Brussel » ? Bruxelles se retrouvant alors dans les deux équations, ce serait une manière d’aller vers ce confédéralisme à deux prôné-rêvé depuis plus de vingt ans…
« Il faut toujours adopter la même stratégie que l’adversaire », avait déclaré, il y a quelques années, feu Jan Verroken, ce démocrate-chrétien flamand réputé pour son intransigeance (le « Walen buiten…).
(1) Dernier livre paru : « La Wallonie demain – La solution de survie à l’incurable mal belge » (Editions Mols, 2019).
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