Vivons-nous sous la coupe d’un «gouvernement de juges activistes» dictant leur loi à la place des élus?
Permettre au Parlement de rejeter des décisions de la Cour constitutionnelle: la N-VA part en campagne contre le pouvoir des juges.
Manuela Cadelli, juge au tribunal de première instance de Namur
Instaurer un «appel populaire» capable de contrer la Cour constitutionnelle, gardienne du respect de la loi fondamentale: pour vouloir ainsi le contrecarrer, le parti de Bart De Wever a-t-il un œuf à peler avec le pouvoir judiciaire?
Il ne s’agit pas tant d’une offensive contre le pouvoir judiciaire que contre l’Etat de droit. La N-VA joue sur le registre de la haine du droit, des juges, des obstacles juridiques au délire que peuvent exprimer des majorités électorales lorsqu’elles veulent tyranniser des minorités en violant les droits humains. En voulant contrarier l’action des juges, c’est l’Etat de droit que les nationalistes flamands veulent mettre à bas. L’enjeu est là, et il est fondamental.
S’irriter du pouvoir des juges devient «tendance»?
Le terreau est favorable. L’air du temps se détériore à chaque crise, on va vers toujours moins de cohésion, de paix, de justice sociale. Le populisme est toujours la rencontre entre un discours et un état de désolation ou de désespoir des masses. On choisit de leur dire que c’est la faute du migrant, du fraudeur social mais nettement moins de l’optimisation fiscale mondialisée. On prétend dans la foulée atteindre une cohésion par l’exclusion de juges non élus, taxés de trop laxistes ou d’activistes parce qu’en rappelant la primauté des droits humains comme ils en ont le devoir, ils contrarient le populisme ambiant qui s’emploie à les transgresser.
Les juges ne sont-ils pas plus activistes qu’auparavant, notamment lorsqu’ils ont à se prononcer sur les questions climatique ou migratoire?
Si rappeler ce que sont l’Etat de droit et le respect de la Constitution c’est être activiste, alors soyons-le! Banaliser un prétendu activisme des juges participe d’une volonté de les discréditer et de disqualifier leur parole. C’est comme cela qu’on en vient un jour à les démettre. On en est là et il faut vraiment s’en inquiéter. La pièce des années 1930 est en train de se rejouer et on y retourne malgré les leçons de l’histoire. Le nazisme est un système politique totalitaire qui s’est mis en place de manière démocratique…
Que les mises en cause viennent davantage de la droite signifie-t-il que les juges rouleraient plutôt pour la gauche?
Les signataires de la Déclaration de Philadelphie (NDLR: adoptée en 1944, elle consacre la reconnaissance à l’échelle internationale de l’importance des questions économiques et sociales), en proclamant que la paix dans le monde ne peut être assurée que par la justice sociale, étaient-ils de gauche? On s’en fiche! Ils portaient une norme qui disait une réalité historique. Il faut rappeler qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au nom du «plus jamais ça!», à cause de la Shoah, on a sanctifié, bétonné, un socle de droits comme autant de barrières qu’aucune majorité électorale ne puisse franchir. C’est ce consensus qui est en train d’être brisé avec ce langage politique décomplexé, devenu viral, qui n’aurait jamais été employé dans les années 1980 et 1990. C’est le «moi, je n’ai pas peur de dire que je…» martelé par le président français Nicolas Sarkozy, c’est le discours libertarien, celui d’un Elon Musk qui revendique la dépénalisation de l’incitation à la haine. Plus on marche dans le subversif, mieux c’est. Aucune majorité électorale ne peut échapper au droit et il appartient au juge de le dire. Alors, si c’est être de gauche que de relever la violation des fondamentaux de l’Etat de droit, soit.
Manuela Cadelli – «Si c’est être activiste que de rappeler ce que sont l’Etat de droit et le respect de la Constitution, alors soyons-le!
Introduire, comme le propose la N-VA, une distinction entre des droits fondamentaux, comme la liberté d’expression, et des droits socio-économiques «de second rang» sur lesquels les juges n’auraient plus le dernier mot, est-il dangereux?
L’Etat de droit est comme un poulpe, avec un gros noyau et des tentacules que certains jugent aujourd’hui trop nombreux et qu’ils aimeraient couper. Sauf que la porte est soit ouverte soit fermée et l’on ne peut transiger sur ce point.
La crainte, aujourd’hui brandie, d’une montée en puissance d’un gouvernement «dictatorial» des juges est-elle fondée? Si l’on en croit Mark Elchardus, sociologue très écouté en Flandre, la «juristocratie» serait déjà réalité.
Un gouvernement des juges n’existe pas, c’est un gouvernement du droit qui vient concurrencer le gouvernement de la loi. L’Etat légal est en dessous de l’Etat de droit et il appartient aux juges de dire le droit auquel ont souscrit les gouvernants.
Le peuple, à travers ses élus, n’a-t-il pas toujours raison et ne lui revient-il pas d’avoir le dernier mot?
Les juges ne sont effectivement pas élus, ils n’en sont que plus légitimes au regard de l’Etat de droit. Et la légitimité des élus est bétonnée par le respect des droits humains.
L’émergence de la démocratie participative pourrait-elle bousculer l’équilibre entre pouvoirs, jusqu’à concurrencer celui des juges?
Il n’y aurait jamais autant besoin de démocratie directe si les contre-pouvoirs fonctionnaient correctement. Au niveau local, la démocratie directe a tout son sens mais plus on monte dans les échelons, plus on a besoin de représentation au nom de l’efficacité. La démocratie directe, oui, mais dans le respect des droits fondamentaux.
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