Viva for life, « une opération spectacle régressive et dérisoire contre la pauvreté » (entretien)
Depuis 2013, la RTBF organise Viva for life, son opération de récolte de dons pour lutter contre la pauvreté infantile. Selon Philippe De Leener, spécialiste en économie sociale (UCLouvain), si cet évènement a pour mérite de faire connaître la problématique auprès d’un large public, « on peut douter de son bien-fondé ».
Ce 17 décembre, Viva for Life (RTBF) entre en scène avec strass, paillettes et de l’émotion à revendre au profit de la lutte contre la pauvreté infantile. Façon contestable de se rendre complice de la « machinerie » à fabriquer la pauvreté, pointe Philippe De Leener (UCLouvain), spécialiste en économie sociale.
Viva for Life remettra le couvert du 17 au 23 décembre. Le marathon médiatique de la RTBF fait-il plus de bien ou de tort à la cause de la lutte contre la pauvreté infantile?
Ce genre d’opération a le grand mérite de faire connaître auprès d’un large public la problématique de la pauvreté et d’en faire un objet de préoccupation et de débat publics. Tout autre chose est d’agir sur le mal au lieu de simplement travailler sur son symptôme par le biais d’une collecte d’argent. On peut vraiment douter du bien-fondé de telles opérations charitables et de la fonction réelle qu’elles exercent. Ce n’est pas une fancy-fair qui règle le financement de l’école.
Si faire pleurer dans les chaumières dans une ambiance strass et paillettes peut rapporter gros, où est le problème?
Dans le fait que cela ne rapporte strictement rien par rapport à l’ampleur des besoins! Au bout du compte, quelques millions d’euros récoltés et saupoudrés alors que l’enjeu de la lutte contre la pauvreté pèse chaque année cinq à dix milliards. Où est franchement l’utilité d’une telle opération si ce n’est une façon d’exprimer sa satisfaction de rendre un peu plus supportable l’insupportable par la remise d’un chèque? Qu’à la rigueur, on en fasse un spectacle sans collecte d’argent à la clé, au moins on se dispenserait de faire semblant d’agir. Cela n’aide en rien les structures engagées dans la lutte contre la pauvreté.
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Ces appels à dons ne seraient-ils, comme certains acteurs du monde associatif le dénoncent, qu’un artifice subtil dans « l’art d’ignorer les pauvres »?
On dépolitise l’action au profit d’une solution spectacle qui ne s’intéresse pas aux problèmes structurels. On répand l’impression que l’on pose un acte citoyen en mettant la main au portefeuille jusqu’à parfois renoncer à quelques plaisirs pour en donner un peu à plus malheureux que soi. Or, c’est tout le contraire d’un acte citoyen quand cet acte est à caractère individuel. On remplace la solidarité structurelle par une générosité d’individus agissant à titre privé, à la manière des bonnes oeuvres et des pratiques charitables en cours au XIXe siècle. C’est en cela que cette démarche est régressive et dérisoire, parce qu’elle encourage ce que l’on prétend combattre. Plus Viva for Life réussira et moins on prendra de mesures structurelles qui permettent d’agir réellement contre la pauvreté. C’est la logique du « charity business » et il ne faut pas oublier que des gens en font leur métier.
Néanmoins, ces beaux élans de générosité populaire n’engendrent-ils pas un effet de « ruissellement » sur les pouvoirs publics dans leur action contre la pauvreté, au-delà de la cagnotte que les politiques contribuent volontiers à alimenter?
Je ne le vois pas. Réalise-t-on que pendant que l’on collecte quelques millions en faisant de la générosité un spectacle à grand renfort de publicité et en convoquant les stars du moment, on détricote les lois sociales et tout ce qui doit protéger de la pauvreté? Qu’on continue à fermer les yeux sur 25 à 60 milliards d’euros qui échappent aux impôts par des manoeuvres, dispositions ou bricolages fiscaux ou criminels? Les politiques qui appuient ou cautionnent une opération comme Viva for Life devraient se sentir interpellés par leur attitude.
Offrir une caisse de résonance au vécu des victimes de la pauvreté infantile comme aux acteurs de sa lutte, n’est-ce pas toujours mieux que rien?
Je ne le conteste pas. Donner la parole aux familles et aux enfants qui vivent dans le dénuement et l’exclusion, ainsi qu’aux acteurs de terrain qui s’investissent concrètement dans la lutte contre la pauvreté et dans des conditions difficiles, est une démarche qu’on ne peut que saluer. Cela étant, se focaliser sur la pauvreté infantile, c’est encore donner l’illusion d’une pauvreté particulière et c’est tromper la vigilance du public. Car le fond du problème, ce sont les parents en situation de pauvreté. Cette façon de saucissonner la problématique de la pauvreté est un non-sens sauf s’il s’agit de faire pleurer grand-mère et de chercher à attendrir en mettant en avant le triste sort des enfants pauvres.
Ne pas se féliciter de ce type d’appel ultramédiatisé à la générosité n’est pas très politiquement correct…
Ce qui est politiquement incorrect, c’est cette espèce de malhonnêteté intellectuelle qui consiste à créer l’illusion de contribuer à résoudre un problème. Il y a quelque chose de pernicieux, de toxique, à présenter de manière festive la pauvreté comme une fatalité que l’on s’emploie à soulager alors que le niveau de bien-être atteint au sein de nos sociétés permettrait de conjurer ce fléau. La question à poser est dérangeante mais nécessaire: dans quelle mesure des opérations comme Viva for Life ne soutiennent-elles pas la « grande machinerie » sociale, politique et économique qui fabrique et répand si efficacement la pauvreté de tant d’enfants dans notre pays? Accepter la logique inégalitaire du système, c’est accepter son corollaire qu’est la pauvreté. Je ne suis d’ailleurs pas certain d’une réelle conscience au sein du grand public de la manière dont se construit cette pauvreté.
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