Vendre les milliards d’or belge: une solution pour éponger une partie de la facture Corona?
Etat fauché et surendetté cherche filon à exploiter, désespérément. Stockées à l’étranger, 227 tonnes de métal jaune, l’équivalent de quasi dix milliards d’euros, attendent de se rendre utiles. Vendre ce trésor? Tout sauf simple.
Le divorce ne l’a pas secoué dans son abri bunkérisé, bien au chaud parmi 400 000 barres d’or empilées dans huit salles fortes. Le Brexit ne délogera pas le métal jaune made in Belgium du gigantesque coffre-fort de la Banque d’Angleterre, réceptacle d’une bonne partie de l’or des Etats du monde entier. L’hypothèse d’une exfiltration a bien effleuré les esprits à la tête de la Banque nationale de Belgique mais la réflexion a tourné court: rien ne justifie de troubler le sommeil des avoirs en or entreposés à Londres, pas même une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. « L’or belge y est stocké sans aucun souci depuis la Seconde Guerre mondiale, avant même que la Grande-Bretagne ne soit entrée dans le Marché commun en 1973″, rassure Herman Matthijs (VUB – UGent), spécialiste en finances publiques et censeur de la Banque nationale. Maintenir une présence au coeur de la City, plaque tournante du marché de l’or, est toujours un must.
Cet or serait autrement plus délicat à liquider qu’un vulgaire bâtiment de l’Etat.
Un peu moins européens, les Anglais n’en restent pas moins gens de parole et la Bank of England digne d’une confiance absolue. Notre banque centrale n’en a d’ailleurs jamais douté, elle qui ne cesse de répéter que les 227,4 tonnes d’or encore détenues par la Belgique reposent en trois endroits catalogués parmi les plus sûrs au monde, au sein d’institutions « au-dessus de tout soupçon »: à Londres dans leur toute grosse majorité ; en quantités bien plus modestes dans les caves de la Banque du Canada à Ottawa et dans les sous-sols de la Banque des Règlements internationaux à Bâle ; en Belgique tout de même, mais en proportions très limitées. Une répartition chiffrée, si ce n’est pas trop demander? Secret d’Etat. Merci de prendre acte que le trésor se trouve entre des mains « professionnelles et fiables » pour la modique somme de 250 000 euros par an en frais de garde et qu’il est tenu à l’oeil à coup de visites de contrôle sur site.
L’or belge se trouve à l’étranger, qu’il y reste et qu’il continue de s’y faire oublier, c’est en somme le voeu le plus cher de la Banque nationale. L’institution n’aime guère s’étendre sur le sujet, encore moins aborder la question de l’usage qui pourrait être fait de cette cagnotte généralement perdue de vue. 227 402 kilos d’or fin, l’équivalent d’un petit dix milliards d’euros au prix du marché en 2019: pas de quoi désendetter un Etat mais assez pour enjoliver un budget en fâcheuse posture, financer un investissement réellement intelligent ou éponger une portion de la facture qu’engendre la crise sanitaire. Voilà bien le genre de supputations qui, soumises par Le Vif à la Banque nationale comme au cabinet du ministre des Finances, n’appellent pas le moindre commentaire. Mutisme ou langue de bois sont en la matière une règle d’or.
À croire sur parole
Aucun commentaire. Pas de détails. Même pas de photos. Le silence est d’or. Au fait, ces 227 tonnes de métal jaune détenues à l’étranger, existent-elles au moins? Ce doute affreux, les Allemands se sont mis à l’éprouver à l’égard de leurs propres réserves. 2008, la crise bancaire tourne à la crise de la dette dans la zone euro et le besoin de détenir son or à la maison gagne du terrain outre-Rhin. Sous la pression d’un mouvement citoyen, la Banque centrale allemande annonce en 2013 le rapatriement de la moitié de ses 270 000 lingots. Et pour convaincre les sceptiques que ce retour au bercail n’est pas un leurre, l’exposition de quelques spécimens est même organisée en 2018 à Berlin. Rien de tel en Belgique. Où l’on peut croire la Banque nationale sur parole. Il le faut.
L’or au point mort
Non pas que cet or soit intouchable. Le filon a même été abondamment exploité durant la décennie 1990, lorsqu’il s’agissait pour un Etat déjà surendetté (la dette à 134% du PIB) et budgétairement aux abois de terminer sur les rotules la pénible course à l’entrée dans la zone euro. En dix ans, la Belgique liquide alors 82,5% de ses avoirs en or pour franchir le cap de l’an 2000 délestée de quelque 900 tonnes (voir le tableau ci-dessous). Et cela sans que la Banque nationale n’ait opposé de résistance puisque son gouverneur, l’influent Fons Verplaetse, était acquis à l’opération. « Vendre de l’or pouvait être utile dans un contexte de taux d’intérêt très élevés qui rendaient les emprunts d’Etat très onéreux. Sans en exagérer l’importance, c’était une façon d’aider au désendettement public. La spirale était alors tellement infernale », se souvient l’ancien ministre des Finances Mark Eyskens (CD&V). Et le stock de métal jaune de fondre comme neige au soleil et de dégager une plus-value totale – la différence entre le montant auquel l’or avait été acquis et celui auquel il est vendu – de 8,143 milliards d’euros transférés à l’Etat. De quoi faire un peu mieux bonne figure au regard des rigoureux critères de convergence budgétaire de Maastricht et rendre la colossale dette publique un tantinet plus présentable.
Une fois le ticket pour la monnaie unique en poche, on referme le robinet pour le rouvrir une dernière fois à l’été 2005, le temps de se soulager de trente tonnes d’or et d’empocher une plus-value de 298,9 millions d’euros. Depuis, c’est le calme plat. Ni achats ni ventes d’or en quinze ans, si ce n’est de manière marginale pour frapper des pièces commémoratives ou de collection. Notre banquier central se borne à monter la garde, à gérer le pactole « en bon père de famille », loin de toute tentation spéculative. Insensible à la fringale de métal jaune qui s’est emparée de grandes puissances, Chine, Russie ou Inde, visiblement soucieuses de diversifier leurs réserves monétaires et d’asseoir leur souveraineté sur une montagne d’or.
Cet or qui dort n’est en réalité pas si prêt que ça à l’emploi. Il serait autrement plus délicat à liquider qu’un vulgaire bâtiment de l’Etat. Parce qu’il n’est plus intégralement belge mais aussi partiellement européen. Embrigadée dans l’Eurosystème, « la Banque nationale est devenue le bras armé de la Banque centrale européenne, donc liée par les traités et règlements qui touchent à la politique monétaire européenne », cadre Philippe Ledent, senior economist chez ING Belgique. Prière de ne pas perturber le cap fixé depuis Francfort par une opération de vente qui occasionnerait une création intempestive de monnaie. Sous la dictée de la BCE, la marge de manoeuvre s’est singulièrement rétrécie.
Une boutique pas simple à gérer, avec cet or en magasin qu’il faut préserver de la convoitise d’actionnaires privés.
Elle n’est pas plus confortable sur le front intérieur. La Banque nationale souffre d’un profil plutôt atypique dans l’univers des banques centrales: un statut de société anonyme, cotée en Bourse, détenue à 50% par l’Etat et pour l’autre moitié par des actionnaires privés (au XIXe siècle, Victor Hugo en fut), dont le gouverneur et les directeurs doivent leur nomination au gouvernement, et qui est investie de missions d’intérêt général par le législateur belge et européen. Bref, une boutique pas simple à gérer, avec cet or en magasin qu’il faut préserver de la convoitise d’actionnaires privés. Les plus remuants ou avides d’entre eux ne manquent pas de revendiquer une part du gâteau lors de chaque assemblée générale, jusqu’à contester devant les tribunaux la haute main que la direction se serait arrogée sur le pactole.
Vider les coffres, vent de panique
Des années de bataille juridique ont fini par tourner à leur confusion: « Les actionnaires n’ont pas leur mot à dire, ne peuvent faire valoir aucun droit direct ou indirect sur les réserves d’or et les plus-values réalisées sur les ventes et ne peuvent dès lors s’opposer à la politique menée en la matière par la Banque nationale. Que les actionnaires puissent se les approprier aurait quelque chose « d’inconcevable », aime rappeler l’institution financière.
Après tout, cet or, c’est celui de tous les Belges. La Banque nationale en est la détentrice, la gestionnaire, la propriétaire juridique au sens du Code civil. A cette restriction près qu’elle ne peut en user que pour le bien de la collectivité. A charge pour le comité de direction de devoir, au besoin, résister à son actionnaire principal, cet Etat chroniquement désargenté. Quitte à devoir faire preuve d’indépendance à l’égard d’un gouvernement qui n’est pas étranger à son casting.
Autant donc s’épargner de nouveaux motifs de friction en soulevant l’idée d’activer ce levier d’un autre âge qui ne rapporterait de toute façon plus gros. « Cet or est un produit de l’histoire, hérité du temps de l’étalon-or, que les banques centrales conservent plutôt par habitude, pour ne pas être en porte-à-faux avec un imaginaire collectif nourri par le fantasme du dernier trésor », rappelle l’économiste Philippe Ledent. Sait-on jamais, des fois que l’euro viendrait à défaillir lors d’un ouragan monétaire qui redonnerait un nouveau souffle à cet attribut un peu désuet de souveraineté. « Garder de l’or n’a plus vraiment de sens sauf à s’inscrire dans l’hypothèse d’une sédition monétaire avec, pour arrière-pensée, la perspective d’une monnaie redevenue nationale confortée par l’or », enchaîne l’économiste Bruno Colmant, CEO de Degroof Petercam.
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Conserver un peu d’or ne peut jamais faire de tort. S’en débarrasser serait même perçu comme un inquiétant aveu de faiblesse, un signe de fébrilité. « Ciel, la Banque nationale vide ses coffres de notre or! Un vent de panique pourrait se soulever, parfaitement irrationnel et injustifié car aujourd’hui, on a dépassé le stade de ce qu’il y a encore derrière une monnaie », prolonge Philippe Ledent. La parole à un ancien de la maison, Guy Quaden, gouverneur de la Banque nationale de 1999 à 2011: « De nos jours, la confiance dans les billets n’est plus basée sur l’or mais sur la force d’une économie nationale. Pour reprendre l’expression bien connue de l’économiste Keynes, « l’étalon-or est une relique barbare ». La confiance dans un Etat reste néanmoins en partie liée à la détention d’un certain stock d’or. En conserver me paraît donc être un choix raisonnable à défaut d’être rationnel, s’il peut contribuer à asseoir la confiance, non plus dans le franc belge mais dans l’Etat et dans sa dette. » Tout paraît condamner la Belgique à s’accrocher à ce signe extérieur de richesse apparente, « comme un bijou précieux rangé dans un coffre », sourit Mark Eyskens. Comme des derniers lingots que l’on garde sous le coude en les laissant gentiment prendre la poussière.
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