Veerle Rots : «Mieux enseigner la préhistoire rendrait plus responsable et tolérant» (entretien)
Archéologue à l’ULiège, lauréate du prix Francqui 2022, la Louvaniste Veerle Rots cherche à comprendre les comportements humains derrière les traces de la préhistoire. Un travail captivant, qui rend d’autant plus cinglant le regard qu’elle porte sur notre époque.
Tout a commencé quand Veerle Rots avait 11 ou 12 ans. En découvrant un livre, dans la bibliothèque familiale, à Louvain, qui portait sur l’évolution humaine. Ça l’a intriguée. Au fil des pages, ça l’a captivée. Puis, en secondaire, elle a compris que «l’évolution humaine, c’est de l’archéologie», et que c’était ce qu’elle voulait faire. Plus précisément, étudier la préhistoire. Ce qu’elle a fait, en se focalisant très vite sur les outils. La culture matérielle. «Parce qu’elle ouvre sur le comportement des humains, sur la manière dont elle a changé leur mode de vie, sur l’évolution technologique, le développement de la complexité…»
Un voyage en Egypte, pour des fouilles dans «une grotte assez impressionnante», durant ses études universitaires, a levé les éventuels derniers doutes. Les propos d’un chercheur en tracéologie, un peu plus tard, l’ont décidée à s’inscrire dans cette voie, «qui offre un potentiel incroyable, puisqu’elle intègre les études fonctionnelles à toutes les autres. Si on analyse juste les outils lithiques, on peut essayer de comprendre comment ils étaient fabriqués et comment les techniques de production ont changé, mais l’analyse fonctionnelle permet de savoir comment les outils étaient utilisés et manipulés, comment l’espace autour d’eux était exploité… On obtient une image beaucoup plus vivante du passé.» Une voie qui mènera aussi Veerle Rots à l’ULiège, d’abord, «parce qu’en Flandre, les postes permanents équivalant à ceux du FNRS n’existent plus et qu’en Wallonie, pour la préhistoire, il n’y a que Liège». Au prix Francqui, ensuite, qu’elle a décroché au printemps dernier, et qui récompense chaque année un scientifique belge pour sa contribution majeure à la science.
A la préhistoire, l’homme était juste un élément dans un ensemble. Alors qu’aujourd’hui, il se voit au centre de tout.
Vous avez créé, à l’ULiège, le TracéoLab, centre de recherche consacré aux études de traces d’usage et de résidus d’outils en pierre préhistoriques, devenu une référence mondiale. Personne n’y avait pensé auparavant?
La Belgique a été assez pionnière dans l’intégration de l’analyse fonctionnelle dans des études plus larges, parce que la première étude du genre fut menée à Meer, en Flandre. La tracéologie est une méthode qui s’est graduellement développée à partir des années 1960, et surtout dans les années 1980. Il y avait donc une expérience, une petite collection de références à la KULeuven, grâce à ceux qui avaient fait des études en tracéologie avant moi. Mais il est très difficile de développer quelque chose, de demander des financements, si on n’a pas de poste permanent. Ce n’est qu’après mon installation ici que j’ai pu le faire. J’ai obtenu une bourse, grâce au projet européen ERC Starting Grants, et le budget m’a permis de créer le TracéoLab. Il est totalement opérationnel depuis 2014 et occupe une petite quinzaine de doctorants et de postdoctorants, avec un technicien expérimentateur.
Qu’y étudiez-vous concrètement?
La particularité du labo, c’est la tracéologie. Elle existait mais était uniquement orientée vers l’utilisation des outils, comme le grattage de peaux ou le travail du bois. Dans ma thèse, j’ai développé une méthode permettant d’interpréter l’emmanchement des outils: ils n’étaient pas juste tenus en main mais, à partir d’un certain moment, également montés en systèmes plus complexes, ce qui nous dit quelque chose sur le comportement humain et la manière dont a évolué son ingéniosité. L’ invention du manche est assez cruciale à travers l’évolution technologique, puisque nos outils reposent toujours sur cette invention qui consiste à assembler différentes matières en une entité plus complexe. Une partie de notre travail est l’identification d’un projectile. Comprendre si l’objet retrouvé en est un ou non, en se basant sur la présence de cassures, d’endommagements, etc. Un autre aspect consiste à essayer de comprendre la technologie de chasse, alors qu’on dispose seulement d’outils en silex. On possède bien des fragments de propulseur, le plus ancien datant potentiellement d’il y a 17 000 ans environ, et un arc, mais c’est assez récent – autour de 10 000 ans – ainsi que des épieux en bois tels que ceux retrouvés à Schöningen, qui ont 300 000 ans. Quelques petits éléments qui nous donnent des indications sur cette technologie de chasse. Mais à part ça, on doit le faire à travers les outils en pierre, c’est pourquoi on a besoin de la tracéologie.
Comprendre les méthodes de chasse, est-ce si important?
Prenons l’arc: généralement, son apparition est présentée comme un argument essentiel pour expliquer le succès de l’homme moderne et des chercheurs argumentent une apparition très tôt en Afrique, qui a contribué à la dispersion d’Homo sapiens à l’extérieur de ce continent. Pour le contexte européen, c’est important ; le Néandertalien est présent en Europe à partir de 250 000 ans, jusqu’à autour de 40 000 ans, soit lorsque l’homme moderne arrive d’Afrique. La question est: «Sapiens a-t-il apporté une technologie supérieure qui lui a donné un avantage considérable sur les Néandertaliens?» Il faut essayer de comprendre si, technologiquement, il existait des différences importantes entre les deux. Là, on a besoin d’identifier la technologie de chasse de chacun. Une étude fonctionnelle des outils en silex pour identifier les projectiles et les modes de propulsion, en intégrant également les ossements des animaux, et donc la proie chassée, permet de déduire la technique de chasse et comment celle-ci était organisée.
Que peut-on en apprendre?
Prenons les épieux en bois de Schöningen, des armes de jet qui n’étaient utilisables qu’en groupe: on peut en déduire que la chasse était alors une activité de groupe. Tout le monde, dans la structure sociale, était probablement impliqué. Ce qui signifie que pendant la chasse, on ne pratiquait guère d’autres activités. Mais si la technologie change et permet de chasser à une distance plus grande, par exemple avec un arc, on comprend que, en fonction du gibier, on peut facilement le faire seul ou à plusieurs. Pendant ce temps, les autres accompliront diverses tâches. D’une certaine façon, c’est le début de la spécialisation, qui nécessite un apprentissage. Les implications se jouent à plusieurs échelons… Le développement graduel des techniques de chasse, entre autres, permet, graduellement aussi, de laisser des individus se lancer dans une spécialisation. Ce n’est possible que si le groupe est structuré de façon telle que d’aucuns puissent commencer à s’adonner à certaines occupations et d’autres à des tâches différentes. Un développement technologique – comme dans notre société actuelle – permet de se libérer d’un type d’activité pour se consacrer à d’autres. Ainsi, la technique de chasse, notamment, comporte un aspect social important.
A regarder | Z Science – Spécial Prix Francqui 2022 : Veerle Rots
Où voit-on les traces d’apprentissage?
On les observe aux endroits de la taille de silex puis, progressivement, ces signes deviennent de plus en plus visibles. Sur des sites comme Pincevent, en France, datant autour de 12 500 ans, on relève des éléments très nets indiquant qu’il y a ici un spécialiste, là des apprentis, que des outils sont produits par des enfants… On constate également, dans l’organisation spatiale de ce site, que des spécialistes ont donné des lames à d’autres, pour les utiliser dans différentes tâches. Plus on remonte dans le temps, plus c’est difficile à identifier, mais on note clairement le développement de la spécialisation au cours du paléolithique supérieur.
Qui fait appel à vos compétences?
Nous apportons un éclairage original, qui s’ajoute aux informations produites par d’autres. La recherche idéale en préhistoire combine plusieurs points de vue: les analyses technologiques, spatiales, environnementales, sur les ossements, les datations et les analyses fonctionnelles – que nous amenons. Chaque projet archéologique implique de nombreux spécialistes. Nous en faisons partie. C’est la raison pour laquelle je suis engagée dans plusieurs projets archéologiques à l’étranger, en tant qu’experte en analyse fonctionnelle. Ce sont toujours des projets collaboratifs. Je me déplace pour opérer la sélection du matériel et le rapporter, ou le matériel est envoyé ici, pour des analyses détaillées, parce que nous disposons des équipements ad hoc. On analyse les résidus, qui sont des fragments de collagène, de colle, de bois, fossilisés ou non. Pour les projectiles, le TracéoLab travaille avec des caméras haute vitesse, qui permettent d’aller beaucoup plus loin dans l’analyse, parce qu’on peut visualiser le phénomène de cassure au moment de l’impact. Nous avons un labo d’expérimentation qui reproduit les outils, au plus près possible de la réalité dans la forme, le poids, la matière première. C’est la base de la tracéologie: reproduire et comparer les traces. Pour les projectiles, qu’on reproduit en plusieurs exemplaires, on utilise les différents modes de propulsion pour une même morphologie de pointe, avec différentes distances, en les emmanchant avec ligature ou colle selon le cas, et avec plusieurs types de contacts, pour être sûr de saisir la variabilité des traces et la nature de celles observées sur les pièces archéologiques découvertes. Evidemment, chaque type de projectile a une trajectoire spécifique, dépendant de ce qui le propulse et du geste effectué pour le faire. C’est une analyse balistique. Au début, nous avons d’ailleurs travaillé avec l’Ecole royale militaire, à Bruxelles, pour apprendre à en faire, avant de pouvoir en réaliser par nous-mêmes. Nous avons alors créé une cible, en incorporant un squelette d’animal dans du gel balistique – celui utilisé par l’armée pour reproduire la densité du corps. Ce gel étant transparent, on y voit les impacts et on peut comprendre le phénomène de cassure. Il permet d’intégrer le squelette de plusieurs espèces, éventuellement recouvert de la peau la plus proche de celle des espèces correspondant aux ossements retrouvés sur le site, pour autant qu’il y en ait et que ce soit possible. Le gel balistique offre vraiment beaucoup d’avantages.
Pas sûr que ce qui restera de nous dans 20 000 ans soit plus enthousiasmant que ce qui est resté de ceux qui étaient là il y a 300 000 ans.
Quand on baigne continuellement dans un passé si lointain, comment vit-on sa propre époque? En phase ou en décalage?
C’est surtout l’équilibre homme-environnement qui m’interpelle: l’impact de l’homme préhistorique sur ce qui l’entourait était beaucoup moins fondamental que le nôtre, même si, évidemment, la densité de population était, elle aussi, nettement moins élevée. L’ homme était alors juste un élément dans un ensemble. Alors qu’aujourd’hui, il se voit au centre de tout. Nous devrions peut-être être plus modestes, et jouer un rôle moins prédominant. Je regarde aussi différemment la question des migrations: pour beaucoup, si on est né ici, on a plus de droits que les autres. Or, notre évolution est marquée par la migration. Nous venons tous d’ailleurs. Si l’homme moderne n’avait jamais quitté l’Afrique, nous ne serions pas ici. La migration est un marqueur de l’humanité. Faire des études en préhistoire permet peut-être un regard plus ouvert, moins drastique, une autre perspective. Ce qu’on voit également, c’est que la préhistoire est parfois utilisée ou usurpée pour justifier certains aspects de la société actuelle. Surtout dans le contexte des explications dites «évolutionnaires», sur le genre par exemple. Parce que, généralement, nous ne disposons par d’informations sur ce sujet. Si on parle de division de tâches, on ne sait pas pour autant qui faisait quoi. Il n’y a pas de raison de penser que les hommes étaient les tailleurs et les chasseurs. C’est notre société patriarcale qui a fortement influencé les premières études préhistoriques, où on estimait que tout ce qui était important était évidemment lié à la vie masculine. Or, si on observe certains groupes en Ethiopie qui fabriquent encore des outils lithiques, ce sont des femmes qui taillent. On a déjà trouvé des tombes de femmes chasseuses. On ne peut pas utiliser le passé pour établir des projections qui justifieraient une réalité actuelle.
Comment l’experte du passé voit-elle le futur?
Si on considère la question des territoires, qu’on veut toujours étendre, celle des migrations, qu’on veut toujours endiguer, celle de l’exploitation de la terre et des gens, auxquelles on s’adonne encore, cela me rend plutôt pessimiste. Evidemment, durant la préhistoire, les réseaux étaient plus limités, on n’avait pas Internet, et aujourd’hui nous sommes sans cesse davantage en connexion avec des gens aux quatre coins de la planète. Mais nous sommes de plus en plus individualistes, nous développons moins de collaboration, moins de vie sociale réelle. Pourtant, les sociétés n’ont pu s’adapter qu’en collaborant. En ce qui concerne l’environnement, la Terre est un système qui peut absorber beaucoup mais ce système est tellement perturbé qu’on est en droit de se demander s’il pourra «se rattraper». En réalité, je suis plutôt triste de voir que les humains n’apprennent rien, fondamentalement, qu’il y a toujours des agendas personnels qui ont un impact négatif pour les populations et la planète.
Enseigner la préhistoire autrement permettrait-il qu’on se comporte autrement?
On l’enseigne en nous plaçant au sommet. Nous, supérieurs à ceux de cette époque-là. Ce qui induit que l’évolution serait progressive, jusqu’à ce sommet, et que nous représentons ainsi l’objectif de l’évolution. Mais nous n’en sommes que le produit. Je crois que des cours de préhistoire davantage axés sur l’inventivité et la créativité de l’homme, où l’on apprendrait, par exemple, que le Néandertalien ne vaut pas moins que nous, permettraient de regarder notre passé différemment. De constater qu’il était possible d’être créatif dans un type de société organisée autrement, avec d’autres moyens à disposition. Ce n’est pas parce qu’ils travaillaient avec des outils en silex que nos ancêtres n’étaient pas aussi complexes que nous dans leur pensée. Ils ont apporté des inventions sur lesquelles nous nous basons encore. Les colles, notamment, ont été inventées durant la préhistoire. Et ce, grâce à des technologies précédentes puisque, si on veut utiliser des colles, on a besoin de maîtriser le feu! Nos inventions d’aujourd’hui n’existent que parce qu’une série d’autres ont été faites dans le passé. Enseigner cela induirait peut-être des comportements plus mesurés, plus responsables, plus tolérants. Je reprends l’exemple des migrations: sur le plan génétique, on a longtemps pensé qu’il y avait d’une part les Néandertaliens et d’une autre les hommes modernes. Mais on sait maintenant qu’il y a eu beaucoup d’échanges. Qui nous ont formés. Nous devons prendre conscience que les contacts, les échanges et les mélanges avec d’autres cultures sont le fondement de notre évolution. Ils ont eu lieu en continu et ont souvent stimulé l’invention et l’innovation. Si la préhistoire était enseignée de manière différente, les gens seraient peut-être plus respectueux. En tout cas, il n’est pas sûr que ce qui restera de nous, société de 2022, dans 20 000 ans soit plus enthousiasmant que ce qui est resté de ceux qui étaient là il y a 300 000 ans.
Bio Express
1974
Naissance, le 8 novembre, à Louvain.
2002
Docteure en archéologie et chercheuse à la KULeuven, où elle devient professeure en 2005.
2009
Entre au Fonds national pour la recherche scientifique en Flandre (FWO).
2011
Obtient un poste permanent de chercheuse qualifiée du FNRS-FRS à l’ULiège, où elle développe le TracéoLab.
2012
Lauréate de la bourse ERC Starting Grants du Conseil européen de la recherche.
2019
Maître de recherche du FNRS-FRS.
2022 Obtient le prix Francqui, le «Nobel scientifique belge».
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici