La rédaction du Vif
Une sacrée paire invite Apolline Vranken: toutes des Simone! (chronique)
Durant six numéros, cette chronique passe en mode estival et s’ouvre à d’autres plumes, d’autres points de vue. Pour d’autant mieux questionner les inégalités de genre au sein de la société. L’architecte Apolline Vranken clôt cette série.
Les noms de Simone Guillissen-Hoa (1916 – 1996) et ceux de ses contemporaines – Judith (Dita) Roque Gourary (1915 – 2010), Odette Filippone (1927 – 2002)… – ne vous disent sûrement rien. Le point commun entre ces femmes? Elles sont les pionnières de la modernité en Belgique. On leur doit respectivement la bijouterie De Greef (Bruxelles-Ville), la création de l’Union des femmes architectes de Belgique ou encore la résidence Fond’Roy (Uccle). Elles ont façonné notre ville, nos paysages et ont construit l’histoire.
L’architecte belge d’origine sino-polonaise Simone Guillissen-Hoa – sujet de mes travaux de recherche pour les quatre prochaines années au sein de la faculté d’architecture La Cambre-Horta ULB – est née à Pékin en 1916 d’un père ingénieur chinois et d’une mère autrice polonaise juive. Après avoir grandi entre la Chine et l’ Angleterre, elle arrive finalement à Bruxelles pour la fin de ses secondaires et s’inscrit ensuite dans la section architecture de l’Institut supérieur des arts décoratifs de La Cambre, encore sous la direction de son fondateur Henry Van de Velde. L’arrêté royal du 5 mai 1936 marque la création du diplôme d’architecte en Belgique: c’est dans ce contexte nouveau que Simone Guillissen-Hoa finit son cursus en architecture en 1938. Elle est alors la quatrième femme diplômée de La Cambre, succédant à Claire-Lucile Henrotin (1930), Marguerite Raemakers (1932) et Ora Ingber (1936).
Les mécanismes d’invisibilisation se répètent. Comme si Simone Guillissen-Hoa et ses contemporaines n’avaient jamais existé.
Formée auprès des plus grands à Bruxelles – Jean-Jules Eggericx ou encore Jean De Ligne, Simone Guillissen-Hoa entame à la sortie de ses études un stage chez Charles Van Nueten. Très vite, elle décide de partir en Suisse pour perfectionner sa pratique auprès de l’architecte suisse Alfred Roth. Le climat politique du début de la Seconde Guerre mondiale la force à écourter son séjour et à revenir en Belgique en décembre 1940. De retour à Bruxelles, Simone Guillissen-Hoa reprend très rapidement ses activités d’architecte et fonde son propre bureau. En 1941, la jeune architecte s’engage au sein du Parti communiste et rejoint le service logement du Front de l’Indépendance.
Le 6 juillet 1943, Simone Guillissen-Hoa, juive de par sa mère et résistante, est arrêtée et déportée aux Pays-Bas puis déplacée en Allemagne dans le camp Agfa-Kommando, annexe du camp de concentration de Dachau. A la Libération, en 1945, Simone Guillissen-Hoa rentre en Belgique et reprend son activité. Rapidement, elle gagne la confiance de ses pairs et les commandes se suivent: villa Faniel (Bruxelles, 1947), centre sportif de Jambes (Jambes, 1947), atelier de sculpture pour l’artiste Josine Souweine (Bruxelles, 1952), Maison de la culture de Tournai (1971-1980), etc.
Simone Guillissen-Hoa a marqué l’histoire de la modernité belge. Elle est l’une des premières femmes à construire en Belgique francophone. Elle signe, en association ou seule, plus de cinquante réalisations privées comme publiques, dont plusieurs sont à ce jour classées. Sa pratique est exigeante, radicale, moderne, adoubée d’un sens aigu du détail.
Faire oeuvre. Voilà la destinée de Simone Guillissen-Hoa, de cette génération pionnière et des générations d’architectes qui leur succèdent aujourd’hui.
Hélas, dans le récit canonique de l’architecture, Simone Guillissen-Hoa, comme de nombreuses autres pionnières de la modernité, a été souvent passée sous silence. Les mécanismes d’invisibilisation se répètent: absence totale de son nom dans plusieurs articles de presse sur la bijouterie De Greef, par exemple. Ou mauvaise orthographe de son nom à l’inventaire bruxellois, renvoi à Jacques Dupuis, l’un de ses collaborateurs, derrière son nom dans les lexiques des ouvrages de référence (jamais l’inverse), absence d’un fonds d’archives public, jamais mentionnée dans un seul des cours d’architecture à La Cambre… Comme si Simone Guillissen-Hoa et ses contemporaines n’avaient jamais existé.
Il est temps de leur redonner leur place dans le récit de l’architecture afin de (re)découvrir leurs oeuvres, leurs parcours et leurs héritages si riches et radicalement modernes. Faire oeuvre de mémoire. Suivant cet objectif, la troisième édition belge des Journées du matrimoine qui se tiendra à Bruxelles les 24, 25 et 26 septembre propose une visite guidée du quartier Brugmann sur les traces des architectes pionnières de la modernité belge. Pour rattraper les manquements du passé.
Apolline Vranken
Elle est toujours étudiante en architecture lorsqu’elle commence à fréquenter le cercle féministe de l’ULB. Apolline Vranken se passionne pour les questions de genre et les mêle à son domaine d’étude à l’occasion de son mémoire, « Des béguinages à l’architecture féministe » (qui sera publié en 2018, un an après qu’elle a obtenu son diplôme, par l’Université des femmes). Elle est aujourd’hui doctorante FNRS à La Cambre et est à l’initiative de l’asbl L’Architecture qui dégenre (qui « questionne l’ordre dominant » et organise notamment des visites guidées à la découverte des réalisations de femmes architectes) et de la version belge des Journées du matrimoine, pour ne pas oublier que les femmes aussi ont construit nos villes.
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