Nicolas Baygert
Un zeste de Zemmour pour le débat belge?
Naguère, Bernard-Henri Lévy, l’intellectuel de plateau télé préféré des Français, auteur de La Barbarie à visage humain (1977) ou de Ce grand cadavre à la renverse (2007), diffusait sa vision du monde dans les chaumières câblées.
Le « grand cadavre » dont il était question sous la plume de BHL – et auparavant sous celle de Sartre – c’était la gauche. Or, c’est désormais tout l’Hexagone qui subit l’examen post-mortem d’Eric Zemmour, médecin légiste de la nation et nouveau maître à penser télécompatible. Son essai Le Suicide français (1) a même dépassé le brûlot intime de Valérie Trierweiler en tête des ventes. Les Français, d’accord ou non avec ce diseur de mésaventures, demandent et redemandent du Zemmour. Les idées à contre-courant font vendre.
Ruwen Ogien, directeur de recherche au CNRS, évoque une « panique morale » (2), un affolement intellectuel autour de l’effondrement de repères. Conséquence : les chemises blanches en décolleté au placard ! Les « nouveaux réacs » feraient davantage recette que l’antiracisme BHLien. Pis, le Zeitgeist français serait à la radicalisation du débat public, au rejet en bloc de la pensée unique.
A droite, les langues se délient face à une gauche à l’indignation sélective, qui peine à se définir autrement que comme parti du progrès, voire du Bien
A droite, les langues (parfois chargées) se délient face à une gauche à l’indignation sélective, qui peine à se définir autrement que comme parti du progrès, voire du Bien tout court. Une rhétorique de plus en plus inaudible face à la verve de polémistes requinqués et plébiscités – « bankables ». On assisterait ainsi au recul des « Maîtres-censeurs » jadis épinglés par Elisabeth Lévy (3), autre « agent réactif » en vue.
Et en Belgique ? Point de Zemmour, mais des « points Godwin » au kilo (balises théoriques du « politiquement correct » analysées par l’excellent François De Smet – 4). Le contexte semble par ailleurs inversé : pas de présidence molle mais une droite dure. Un attelage suédois sournoisement rebaptisé MR-N-VA qui, du côté wallo-bruxellois, cherche en vain son « maître à panser » (ses blessures idéologiques auto-infligées dès l’entame de mandat). A gauche, la pensée critique peine à convaincre ; les arguments cosmétiques d’une ex-vice-Première ou le calimerotage virtuel (injuste.be) et autres nécessaires d’indignation en kit font – au mieux – sourire. Idem en ce qui concerne la pédagogie binaire de l’ex-Premier (le bien en rouge, le mal en bleu). Le vernis craque sur un débat sans fond.
Quid de la parole non-politique ? Citons ici l’initiative « onenamarre.be » de Test-Achats incitant les consommateurs belges à éructer leur courroux en ligne : « Signifiez enfin votre ras-le-bol en affichant votre mécontentement au sein de la communauté de ceux qui en ont vraiment assez ! Plus vous serez nombreux, plus nous aurons de poids pour réellement changer les choses. » L’appel aux fourches à l’ère de YouTube avec l’espoir d’une gratification à la clé (un Bongo « séjours détente royale »). Misère de l’expressivité contemporaine ou niaiserie du « vouloir-communiquer », peu importe. Le débat d’idées paraît fort loin.
Résumons : en France, les « nouveaux réacs » secouent l’opinion (pour le meilleur et pour le pire). En Belgique, celle-ci est argumentativement châtrée, autant par une indignation instrumentalisée que par un pragmatisme économico-centré au socle instable. Derrière l’effacement constaté de la sacro-sainte logique du « compromis à la belge », derrière l’emphase d’une redramatisation du débat public, les idéologues poils-à-gratter ou « rebellocrates » sont peu ou prou aux abonnés absents. Et c’est peut-être dommage.
(1) Le Suicide français, par Eric Zemmour, Albin Michel, 2014.
(2) La Panique morale, par Ruwen Ogien, Grasset, 2004.
(3) Les Maîtres-censeurs, par Elisabeth Lévy, Lattès, 2002.
(4) Reductio Ad Hitlerum, par François De Smet, PUF, 2014.
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