Pierre Schoffers
Un tax-shift exposant 3 pour l’emploi, les revenus et le climat
Des mesures, des mesures… Tous les programmes électoraux en regorgent. Mais c’est d’un plan dont on a besoin, d’un concept qui puisse refonder un Etat social et écologique. En synergie.
Des mesures, des mesures et encore des mesures… Les candidats du et au pouvoir se les disputent démocratiquement – ou démagogiquement – mais sont-elles, précisément, à la mesure des solutions aux grands problèmes de notre temps ? Sauver le climat et organiser la transition énergétique, restaurer le pouvoir d’achat et éradiquer la pauvreté, diminuer la dette collective, préserver les pensions, garantir l’emploi assiégé par la digitalisation, l’Internet et les robots, réparer les ponts croulants sans oublier la Justice et ses Palais en décrépitude… L’addition de mesures ponctuelles dans tous ces domaines ou même leur plus grande dénomination commune négociée dans un programme gouvernemental, outre de crever les plafonds budgétaires, ne ferait qu’unir une coalition politique. Pas fonder une politique d’entrée dans une société plus écologique et plus sociale. Or elle est là la tâche des prochains gouvernements imposée à profusion par les crises actuelles et les mouvements sociaux de l’année, des mutins jaunes aux jeunes mutants verts.
Des mesures, des mesures, des changements, des réformes … La tentation est grande, foi de programmes électoraux, de baisser démagogiquement les taxes et les impôts pour apaiser les gilets jaunes tout autant que pour racheter une indéfinie classe moyenne. Tant et si bien que les promesses électorales des partis apparaissent à peu près impayables au scanner du Bureau fédéral du Plan. Les deux partis libéraux et Défi se distinguent particulièrement par le coût budgétaire de leurs mesures atteignant, en 2024, entre 6 et 12 milliards d’euros.
Peu ou prou, tous les programmes et les mémorandums électoraux sollicitent la masse des cotisations sociales, en l’occurrence leur diminution et leur utilisation pour financer des « mesures » tous azimuts: la FEB pour doper la compétitivité, les socialistes pour financer la réduction du temps de travail, les écolos pour relever les bas salaires, les humanistes pour stimuler l’économie circulaire et le circuit du réemploi, etc. C’est déjà un mouvement long mais lent que cette diminution du coût du travail par l’abaissement ciblé des charges sociales. Ce glissement fiscal, à présent appelé tax-shift, aurait, dans une certaine mesure (20 % selon l’Ires, et combiné à un saut d’index) contribué à la création de 230 000 emplois dans l’économie et la fonction publique belges, entre 2015 et 2018.
Au lieu de poursuivre ce mouvement lent à coup de mesurettes, ne pourrait-on imaginer de frapper un gros coup en faisant du glissement des taxations la pierre angulaire d’un nouvel édifice socio-fiscal belge ?
Imaginons-le ce gros coup pour des architectes audacieux. Ou négociez, futurs formateurs de gouvernements, un tax shift exposant 3 qui ne soit pas juste un bon coup ou un bas coût pour les entreprises, mais qui saura donner un coup de fouet autant à l’économie belge qu’au progrès social et écologique.
- Axe 1
Une allocation universelle à la pension
Un allègement sensible du coût du travail peut, en effet, être utilisé comme le levier à un changement qui devrait augmenter le pouvoir d’achat des actifs comme des pensionnés, créer des milliers d’emplois et édifier une fiscalité plus juste et plus écologique.
Comment ? Contrairement aux carrières, ce travail commence par la pension. Il suffirait – non, d’accord !, ce n’est pas une mince affaire – mais il s’imposerait de tax-shifter le financement des pensions par les cotisations sociales prélevées sur les seuls salaires en l’alimentant progressivement par le produit de l’impôt sur tous les revenus, la consommation, les bénéfices, le patrimoine et la pollution. L’impôt de tous pourrait ainsi garantir une pension décente pour tous. Pour devenir un droit, une allocation universelle due à 65 ans et dont le niveau de base ne dépendrait plus de la carrière – exception faite d’une période minimale de résidence dans le pays – et des salaires perçus. C’en serait fini des maigrichonnes pensions qui propulsent des milliers de grands-mères et de grands-pères dans l’indignité. L’allocation universelle sélective, donc réservée à ceux qui n’ont plus l’âge de pouvoir se battre sur le marché du travail, devrait éloigner le gouffre de la pauvreté qui est le triste lot ou l’inacceptable spectre, dans une société pourtant riche, d’un ménage senior sur quatre. Plusieurs formations politiques avancent la pension minimale à 1 500 euros par mois. Une allocation universelle fixée à ce niveau (brut = net, sauf imposition globale) ne devrait pas, pour autant, amputer les pensions proméritées plus élevées, fussent-elles provisionnées, comme c’est le cas au Danemark par exemple, par des systèmes de capitalisation. D’une manière ou d’une autre, un lien ou une proportionnalité devrait être préservé entre l’effort contributif au cours d’une carrière et le montant de la pension de retraite. Le système de la pension à points pourrait être utilisé à cette fin. Néanmoins, un plafond général devrait être fixé, au grand dam des professeurs d’université et des magistrats. La singularité des trois régimes de pensions – salariés, indépendants, fonctionnaires, sans compter la Grapa (Garantie de revenus aux personnes âgées) – n’aurait, en effet, plus de raison d’être. L’harmonisation par le bas comme par le haut serait une petite révolution, en somme. A moins qu’on considère que la cohésion sociale est, précisément, l’antidote de la révolte.
- Axe 2
Un taux de cotisations unique mais bas
Le coût probable du nouveau régime harmonisé de pension et du papy-boom inéluctable même sans cela devrait être soldé dans le tax-shift exposant 3 à imaginer. Le glissement de base tournerait autour de 25 milliards d’euros dans le régime actuel des salariés. Ce montant – outre qu’il couvre à peu près les dépenses – continue à correspondre sommairement au rendement de la quotité de cotisations sociales naguère – avant la gestion globale de la Sécurité sociale – perçue spécifiquement pour les pensions, soit un taux de 16,36 % (7,5 % travailleur, 8,86% employeur). En Allemagne, par exemple, les fiches de salaire indiquent encore maintenant une cotisation réservée aux pensions de l’ordre de 18,6 %.
L’ampleur du transfert fiscal en jeu justifie certainement un phasage dans le temps. A chaque étape de réduction du taux des cotisations devrait alors correspondre une amélioration des basses pensions couplée à un financement alternatif.
Un nouveau taux global des cotisations sociales sur les salaires devrait progressivement devenir une norme absolue justifiant le démantèlement des innombrables réductions de taux consenties au fil du temps. Et que les programmes électoraux actuels veulent d’ailleurs poursuivre. En trois décennies, les mesures d’activation des cotisations sociales au profit de l’emploi et les salaires de certaines catégories de travailleurs ou de secteurs économiques ont considérablement fait chuter le taux officiel de 37 % bien en-deçà de l’épouvantail anti-emploi si souvent incriminé de l’économie belge dans les classements internationaux du coût du travail. Une réharmonisation progressive du taux des cotisations sociales devrait intégrer toutes les exceptions qui, actuellement, coûtent 3,1 milliards d’euros, en non-recettes pour la Sécurité sociale : le budget fédéral belge de 2019 chiffre en effet à cette hauteur les exonérations en vigueur, sans compter les plus anciennes dites Maribel qui datent de bien avant l’avènement de l’euro. Les patrons et les syndicats devraient pouvoir négocier les régularisations dans la perspective d’un taux unique qui simplifierait considérablement la comptabilité des entreprises et les tâches de l’Etat-contrôleur. Réduit de presque la moitié, tout justifierait sa généralisation absolue, son application et son extension aux services et prestations de l’économie digitale, au commerce en ligne et à l’utilisation sur les plateformes Internet de services qui bénéficient actuellement de taux préférentiels…quand ils n’échappent pas complètement aux contributions. Les robots voleurs d’emplois devraient également y être soumis.
Bref, tous les acteurs économiques redeviendraient égaux devant les lois sociales. En y contribuant radicalement moins. Mais tellement moins que le coût du travail deviendrait une variable favorisant massivement l’embauche tout en laissant une marge très confortable à l’augmentation généralisée des salaires poche des actifs ainsi qu’à l’élévation à un taux plus humain des petites pensions.
- Axe 3
L’emploi et les salaires dopés
En réduisant les cotisations sociales actuelles de l’ordre de 16,36 %, soit en les diminuant de presque la moitié, c’est bien évidemment à un allègement considérable et généralisé du coût du travail qu’on assisterait. Soit une marge encore jamais ouverte par les conjonctures naturelles pour créer de nouveaux emplois et pour négocier des augmentations du salaire poche ainsi que pour améliorer les conditions de travail. Du grain à moudre pour les commissions paritaires dans tous les secteurs d’activité. Auxquelles un cadre interprofessionnel aurait pris soin de fixer des balises, question d’immuniser la partie de la nouvelle marge qui doit doper la compétitivité belge et, donc, l’emploi. L’envergure de l’opération macro- et microéconomique bénéfique devrait libérer la création de milliers de postes de travail et hausser les salaires de centaines d’euros. La marge négociable peut aussi être parfaitement affectée à des compléments de pension du deuxième piler, à des réductions du temps de travail, des indemnisations de la mobilité ou des services sociaux nouveaux comme des crèches d’entreprises par exemple. Avec des négociations paritaires sur les fruits de l’exonération, la concertation sociale en retrouverait ses lettres de noblesse, comme aux temps héroïques du pacte social d’après-guerre sur la répartition des gains de productivité.
- Axe 4
Un nouvel édifice fiscal
Les appels à un « nouveau contrat social » viennent même parfois de la droite de l’échiquier politique. Pour peu qu’elle accepte de detabouiser l’impôt direct et l’élargissement de son assiette, un concept ambitieux devrait permettre de conjurer, pour les citoyens-contribuables-travailleurs, le risque social des fins de mois improbables et celui, écologique, de la fin du monde.
Dans un nouvel édifice fiscal, la conduite « cotisations » sera partiellement remplacée par une durite « impôt et taxes ». Du besoin de financement de l’ordre de 25 milliards d’euros peuvent certes être déduits l’effet induit et l’interaction de l’augmentation de l’emploi, de l’activité économique et de la consommation résultant de l’opération. Mais le coût du papy-boom, de la protection sociale accrue et de l’éco-fiscalité joueront à l’inverse.
L’impôt direct et indirect devra donc être revu et corrigé à la hausse, le recours à une cotisation sociale généralisée étudié, des taux de TVA adaptés et les prélèvements sur les patrimoines immobilier et mobilier recalculés. L’objectif de compenser les cotisations perdues donnerait peut-être même une chance à une simplification radicale, là aussi. Par exemple selon le modèle du Dual income tax : un système d’imposition dans lequel les revenus du travail seraient taxés à un taux progressif et les autres revenus taxés au taux proportionnel. Ce modèle, intégré par Le Vif/L’Express dans ses solutions pour une fiscalité plus juste, l’économiste Christian Valenduc (UCLouvain) l’y a justifié par la quantité invraisemblable de régimes spécifiques actuels qu’il s’agirait d’unifier, y compris en fixant un taux unique de 30 % sur les revenus du patrimoine. Dans quelque variante que ce soit, la mise à plat fiscale fera probablement des gagnants et des perdants et, politiquement, les clientélistes hésiteront à s’y brûler les doigts. Si elle devra certes compenser les prélèvements abandonnés, elle pourra néanmoins être calibrée de façon à ne pas annuler complètement les gains qui résultent de l’opération pour les acteurs, sur la fiche de paie des salariés et dans les bilans des entreprises.
- Axe 5
Le pavillon écologique
Pour s’armer contre les intempéries des temps nouveaux, la rénovation de l’édifice fiscal devra bien évidemment prévoir l’équipement d’un pavillon écologique. Ce ne sera pas un pavillon de plaisance. On y renifle les effluves de la taxe carbone mondiale que le Fonds monétaire international cherche à imposer pour atteindre les objectifs de réduction des gaz à effet de serre coulés dans l’accord de Paris de 2015. Concrètement, les productions et les usages les plus polluants seront pénalisés fiscalement selon de savants tarifs censés accélérer le recours à des technologies plus propres et l’investissement dans les énergies renouvelables. Ces éco-taxes s’ajouteront aux contraintes déjà en vigueur dans le cadre du marché européen des droits d’émission de CO2 qui impose des plafonds de plus en plus bas à une sélection de 11 000 installations industrielles mais qui ne recouvrent même pas la moitié des émissions effectives dans l’Union européenne.
L’Allemagne cherche actuellement, non sans dissensions politiques, un moyen technique de combiner et de coordonner les deux outils. Et de compenser leurs effets au profit des revenus les plus faibles, sous la forme d’un éco-chèque par exemple.
En Belgique, un tel chèque serait consenti à l’avance si elle refonde son Etat social sur un tax-shift exposant 3, soit sur une puissante réduction du coût du travail et, conséquemment, sur la création d’emplois et l’augmentation sensible du pouvoir d’achat des actifs comme des pensionnés. Comme en écho à ce mécanisme, le Bureau fédéral du Plan a, dans un exercice de chiffrage des propositions avancées par la Coalition Climat, pesé les effets macro-économiques de l’introduction d’un prix carbone pour conclure qu’ils seraient négatifs sans mais positifs avec une opération de réduction des charges sur le travail. CQFD…
Une refondation de l’Etat social et écologique serait-elle compatible avec une septième réforme de l’Etat institutionnel que dessineraient les résultats du scrutin du 26 mai ? On peut toujours rêver d’une refédéralisation de compétences déjà trop émiettées pour résoudre des problèmes environnementaux et de mobilité par exemple, qui dépassent les frontières linguistiques. Sinon, la mission d’élaborer un nouveau contrat social est probablement le contraire d’un dessein de rupture des derniers leviers, notamment (para)fiscaux, de la solidarité nationale.
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