Carte blanche

Un écho, au fédéral, de la Société Civile : hold-up sur la justice

Les élections sont passées. Quatre jours avant, les présidents de partis, la main sur le coeur, assuraient que leur priorité était de « refinancer la Justice »…

1. Constat. Le Politique, qui détient le Pouvoir exécutif, et maîtrise le Parlement, n’apprécie guère l’indépendance du Pouvoir judiciaire.

Pourtant, classiquement on présente comme caractéristique des démocraties, cette répartition entre ces trois pouvoirs, exprimée par l’article 40 de notre Constitution « Le pouvoir judiciaire est exercé par les Cours et Tribunaux ».

Ce gouvernement sortant, comme d’autres, a pris de multiples mesures pour « réduire les dépenses »….

2. Charles Michel sur la RTB le 2 mai déclarait « je plaide pour une relation apaisée. Depuis 4 ans, le pourcentage par rapport au PIB est dans la moyenne. Par exemple, il y a beaucoup d’argent pour les bâtiments. On n’a pas totalement abouti. Il faudrait mieux répartir la charge de travail des magistrats… ». (« beaucoup d’argent pour les bâtiments » : l’Etat investit dans une maxi-prison à Haren, à 4 milliards d’euros, ce qui représente l’équivalent, disons de 20 ans d’activité de 1000 juges et 1000 greffiers et leurs frais de fonctionnement ?! )(« répartir la charge de travail… » : or les cadres ne sont complétés qu’à 90% : et si on nommait ces 10%, tout simplement ?)

Le réputé « Journal des Tribunaux » du 4 mai rappelle, dans une excellente chronique sur la Cour européenne des Droits de l’Homme, que l’indépendance de la Justice est au coeur de l’Etat de droit, elle est une des valeurs les plus importantes qui sous-tendent le bon fonctionnement des démocraties. Fondamentalement liée au principe de la séparation des pouvoirs, l’indépendance confère au juge sa légitimité.

Dans une récente interview, le Premier Président de la Cour de cassation rappelait l’indigence de la Justice, puis précisait : les pouvoirs exécutif et législatif ne nous écoutent plus, et il évoquait la perspective de saisir La Cour de Justice de l’U.E.

Un arrêt du 9.1.2019 de la Cour d’Appel de Liège, déboutant un recours abusif, souligne à juste titre « …dans une période de disette budgétaire où la justice est presque exsangue, de sorte qu’il est particulièrement préjudiciable pour la collectivité que des procédures soient détournées de leur finalité qui tend à rétablir l’harmonie sociale troublée et à pacifier les rapports humains.. ».

3. Un État a des fonctions de base « éternelles » : la sécurité extérieure et intérieure, l’enseignement, la justice…

La Justice, c’est une partie du budget du ministère de la Justice, qui comporte aussi police, prisons, cultes ( !), etc. Cela entraîne la confusion et une bataille des chiffres, pour comparer avec les pays voisins.

La Justice, c’est un petit budget : 0,7 % du PNB, très inférieur à la moyenne OCDE ( 2,5 %, et même 4% chez les voisins).

Le ministre Geens a fait le hold up : retards de nominations, diminution automatique des budgets, augmentation des tarifs, des lois « pot-pourri », regroupements sauvages de juridictions et d’attributions, etc.

Tout cela entraîne une augmentation de la charge de travail des juridictions, et un abandon des citoyens, entre autres.

4. La soif de justice, l’attente des citoyens d’être entendus, est considérable. Notamment parce que nous sommes dans une « culture des droits », et que les lois sont souvent mal faites, et complexes.

5. On ne demande pas aux services d’incendie d’être bénéficiaires, de « rapporter ». Ni à l’enseignement.

La Défense nationale ne « rapporterait » que si elle faisait… des conquêtes militaires. Euuuh.

La Justice, ce n’est pas une entreprise, avec un chiffre d’affaires, des frais de marketing, etc. Elle ne pourrait pas être « rentable ». L’idéal, pour un radar, c’est qu’aucun automobiliste ne commette d’excès de vitesse, donc que le radar « ne rapporte rien » !

En droit de la famille, par exemple, un couple se sépare, il y a litige concernant les enfants, l’argent, etc. Les personnes ont soif d’être entendues.

Les deux avocats plaident chacun 1/4 d’heure (après des heures de préparation), puis le Juge donne la parole aux parties, par exemple un quart d’heure chacune.

C’est toute leur vie qui doit être dans ces 15 minutes !

Total : une heure. L’audience commence à 9 heures, se termine à 12h30. Un juge siège trois audiences par semaine.

Donc un juge peut traiter maximum quelques centaines d’affaires par an. Pour comparaison, un avocat qui traite 50 à 100 dossiers de droit de la famille est occupé à temps plein.

6. Juger (j’ai été juge suppléant bénévole, et j’ai participé au jugement de plus de 1000 affaires), ce n’est pas « liker » comme sur Facebook.

Si les juges jugeaient comme les politiques agissent, ce serait catastrophique : « je préfère (les rouges/ les bleus/ les locataires/ les riches/ les ouvriers…), donc je donne raison à celui qui porte mon étiquette favorite ». Ou « je n’aime pas l’avocat de Madame », ou « je trouve Madame pas très sympathique, donc je lui donne tort ».

NON ! D’abord l’article 144 de la Constitution confie au Pouvoir judiciaire le monopole du traitement des droits subjectifs. C’est du sur-mesure !

Le juge ne juge pas la personne, mais les actes, les faits. Cette distinction est essentielle. En Justice, un nazi délinquant multirécidiviste, impliqué dans un accident de la route, sera en droit s’il avait le feu vert.

Il faut donc prendre connaissance détaillée des données, étudier les dossiers, les argumentations, faire des recoupements, des vérifications, chercher les règles de droit, se tenir au courant des modifications législatives, des jurisprudences.

Il est préférable d’avoir un vécu personnel : par exemple, juger des accidents de la route sans avoir son permis de conduire, c’est très difficile.

7. Personnellement, avec plus de 25 ans d’expérience, j’estime qu’il est inadmissible d’envoyer de jeunes juges siéger seul(e)s (on a bien vu le « petit Juge Lambert » en France) en toutes matières : il faudrait les faire bénéficier de « l’écolage » avec un ou deux anciens : les juridictions à trois juges, ça devrait rester la norme. Or pour des raisons exclusivement financières, Monsieur Geens a poursuivi la généralisation des juges uniques ( le jugement collégial offre des garanties de recul et de réflexion).

Ensuite, le politique considère les juges comme une « vulgaire administration » à son service, il lui coupe les vivres, il lui mène la vie dure : tout cela est contraire à la Constitution.

Les greffiers d’audience ont les mêmes responsabilités que les notaires, mais… pas les mêmes moyens. N’importe quel député permanent provincial a une voiture avec chauffeur, mais les Juges, eux, sont privés de documentation, d’ordinateurs.

Le paiement des avocats pro deo est honteusement minimaliste, avec 2 ans de retard. Le « point », unité de rémunération, est passé de 25 à 75 euros, ok, mais le système a divisé (parfois par 4 !) les points attribués selon les procédures !

8. Il faudrait un plan de développement de la justice : pas seulement inaugurer des bâtiments, mais fournir des ordinateurs, des logiciels, de la documentation et… du temps ! Augmenter les effectifs !

Pourquoi le Pouvoir judiciaire n’établirait-il pas lui-même son budget ?

Une justice mal rendue, ce sont des citoyens aigris, dégoûtés des institutions.

Or il y a toujours davantage de règles, et donc davantage de besoins de justice.

Les gouvernements doivent respecter le Pouvoir judiciaire, accepter de subir l’indépendance de la Justice, et la lui laisser, ce qui implique de lui fournir enfin des moyens comparables à la moyenne européenne, voire mieux.

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Jean-Martin Rathmès, Avocat à Liège, Ancien Juge suppléant.

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