Guy Martin
« Un décret conduisant à une privatisation de l’école publique »
La privatisation de l’enseignement est un processus engagé dans les années 80 dans tous les pays. La Belgique ne semble pas y échapper.
Le Gouvernement de la Communauté française a approuvé il y a quelques mois, dans la foulée du « Pacte d’excellence », un projet de décret qui va éloigner les élus du peuple de l’école publique. Ce projet doit être voté au parlement de la Communauté française au dernier trimestre de 2018. Actuellement le Gouvernement cherche à constituer une majorité des 2/3 pour voter ce décret. Le PS et le CDH qui constituent la majorité actuelle ne suffisent pas. Le PTB, ÉCOLO et DÉFI ont refusé d’envisager toute discussion sur ce sujet. Seul le MR a accepté, non sans réticences .
Pour imposer une majorité des 2/3, c’est que ce décret n’est pas anodin.
En effet !
1. Le Gouvernement abandonne sa responsabilité de Pouvoir organisateur d’enseignement …
Car ce décret prévoit la mise en place d’une entité distincte (personne morale) du Gouvernement de la Communauté pour organiser son propre réseau d’enseignement de la fédération Wallonie Bruxelles. L’enseignement, avant appelé enseignement de la Communauté française, ne dépendrait plus directement de ce pouvoir public. Il ne serait plus sous l’autorité directe du Gouvernement. Au nom du principe que l’on ne peut être juge et partie, le Gouvernement deviendrait ainsi exclusivement juge.
Pilotage oblige !
Ce faisant, l’enseignement de la Fédération Wallonie-Bruxelles ne serait plus sous le contrôle direct de représentants du peuple. Car une personne morale de droit public n’est plus sous l’autorité directe d’élus du peuple. Pas plus que l’enseignement confessionnel n’est un organisme public, même si le Conseil d’Etat le reconnaît comme service public fonctionnel… Les « propriétaires » de l’enseignement confessionnel sont des privés.
Ce dispositif éloignerait les élus du peuple de l’école publique.
2. Au profit d’un Organisme d’Interet Public (OIP)
La forme juridique la plus fréquemment évoquée (et reprise notamment dans la proposition 47 des 170 propositions du Parti socialiste du congrès du 26 novembre 2017 de Liège) est celle de l’OIP.
L’autorité fédérale et les entités fédérées peuvent créer des organes indépendants, qui ne font pas partie de l’administration tout en contribuant à l’action du gouvernement dont ils dépendent. Ces organismes sont qualifiés de « parastataux », « paracommunautaires » ou « pararégionaux ».
Un texte législatif est nécessaire pour conférer à l’organisme la personnalité juridique qui lui permet de disposer d’organes de gestion, d’être capable d’accomplir des actes juridiques spécialisés et de disposer d’un patrimoine distinct de celui de l’Autorité fédérale et des entités fédérées. Par ces textes légaux, il existe donc un lien organique avec les pouvoirs publics.
Notons cependant qu’il n’existe pas, en droit belge, un régime juridique qui serait commun à tous les organismes d’intérêt public. Il existe des OIP de 4 catégories, de A à D. Mais certaines n’appartiennent à aucune de ces 4 catégories.
C’est dans la catégorie A que l’institution publique garde la plus forte tutelle.
Et pourtant …
Les organismes de type A (par exemple l’AFSCA) services publics constitués en personnes publiques distincts de l’Etat sont certes soumis au contrôle hiérarchique d’un membre du gouvernement qui exerce le pouvoir de gestion. Et ils restent soumis au contrôle de l’inspection des finances. La notion de contrôle ou de pouvoir hiérarchique implique que le supérieur hiérarchique c’est à dire le ministre détient son pouvoir même en l’absence de tout texte et peut organiser la gestion quotidienne de ses services. Ce ministre agit pour cette gestion, non pas en qualité d’organe ou de représentant de l’État ou du pouvoir exécutif, mais en qualité d’organe ou de représentant de l’organisme de type A. Il n’engage donc pas la responsabilité de l’exécutif mais bien celle de l’organisme qu’il représente. Le Gouvernement, exécutif du Parlement auquel il doit rendre des comptes, est donc bien ainsi dessaisit de toute responsabilité au profit de l’organisme. Cette situation est de nature à distendre le lien entre les représentants des citoyens de la Communauté et le réseau d’enseignement transféré à cet OIP et entraîner ainsi dans les décisions prises un déficit démocratique.
Or, il semble bien que le Gouvernement envisage un OIP de type B. Les organismes de type B possèdent une autonomie nettement plus importante, aussi bien au point de vue administratif et financier qu’au point de vue de leur capacité de décision et de gestion. Ainsi le contrôle financier des organismes de type B, C ou D est assuré par un ou des commissaires du gouvernement qui a créé ces organismes, les inspecteurs des finances pouvant tout au plus remettre des avis sur les opérations financières de ces organismes. Ils sont cependant soumis à la tutelle du gouvernement dont ils dépendent, celui-ci définissant notamment le cadre et le statut du personnel (par exemple le Théâtre royal de la Monnaie (TRM).
Ce type renforce encore l’estompement des différences entre public et privé en se fondant sur un modèle de gestion qui réduit considérablement tout contrôle des représentants des citoyens.
L’analyse de tous les types d’OIP montre clairement que ceux-ci conduisent à des degrés divers inéluctablement à :
1. Un estompement entre privé et public
2. Une relation de plus en plus distendue (jusqu’à l’inexistence) entre l’école publique (qui l’est de moins en moins) et les représentants des citoyens.
3. Une tendance à un alignement des règles générales et modalités de gestion du système d’enseignement public sur celles d’un élément particulier du système : l’enseignement privé, altérant, de fait le caractère public et toutes les obligations envers l’usager qui y sont associées.
3. Pour aller vers une privatisation de tout l’enseignement…
D’autres solutions existaient depuis bien longtemps (voir notamment les thèses d’André Cools à ce sujet favorable à l’idée d’un niveau de pouvoir pour un niveau d’enseignement et celles de l’AES Francophone proposant une régionalisation). Elles éviteraient au Gouvernement de la Communauté française d’être juge et partie dans l’enseignement, mais elles sont actuellement manifestement écartées.
Cette idée de donner une structure spécifique à l’enseignement public distincte du pouvoir politique n’est pas neuve. La Charte de l’école pluraliste »(1965) d’Arnould Clausse professeur de pédagogie à l’Université de Liège, publiée par la Ligue de l’Enseignement et qui proposait la suppression de TOUS les réseaux au profit d’un réseau unique, suggérait déjà le statut d’asbl pour rendre possible sa création par intégration des différents réseaux. A cette époque, je faisais remarquer à Arnould Clausse qui était mon Professeur de pédagogie à l’Université qu’il s’agissait d’un statut de droit privé et que celui-ci allait à l’encontre des intentions des Pères fondateurs de l’école publique, héritiers de lourdes luttes sociales au XIXe siècle. Mais il me répondait : suppression de TOUS les réseaux…. Ici, ce n’est pas le cas.
En 1990, Monsieur Di Rupo proposait au conseil général du Parti socialiste un plan de restructuration, mais uniquement de l’enseignement officiel. Celui-ci envisageait d’organiser l’école publique via des asbl. André Krupa (PS) alors Député provincial et Président du CPEONS (rejoint par la suite par Philippe Moureaux) s’était vivement opposé à cette proposition qui avait alors été refusée.
Plus proche de nous, le 17 novembre 2016 un décret était voté à la Communauté française (notamment par des élus socialistes) autorisant cette institution à être à travers son enseignement un élément constituant et constitutif d’une école privée (organisée sous forme d’asbl) allant à nouveau à l’encontre de l’esprit même des Pères fondateurs de l’école publique…
À brève échéance, seules resteront publiques, c’est à dire dans son sens le plus fort sous l’autorité d’élus du peuple via un exécutif, les écoles organisées par les communes et les provinces.
Mais à brève échéance seulement.
Car l’Objectif à travers cette nouvelle structure qui organiserait l’enseignement en déconcentration par aire géographique (en plaçant cette organisation déconcentrée sous l’autorité d’experts spécialisés en pédagogie, ressources humaines et gestion) c’est de fusionner les enseignements Communauté Provinces et Communes pour… rationaliser, économiser.
4. Et mieux financer l’enseignement privé …
Ce plan est présenté comme visant à donner plus de force et de souplesse à l’enseignement officiel ainsi rationalisé… alors qu’il agrandira la distance entre les élus du peuple et l’école publique et permettra de faire des économies qui serviront à mieux financer… l’enseignement privé (la décision du 19 juillet 2018 de la cour Constitutionnelle au sujet du cours de philosophie et citoyenneté en est encore un exemple) …!
Car, … Si la Constitution dispose en son article 24 que : « l’enseignement est libre, toute mesure préventive est interdite » (autorisant ainsi l’enseignement privé qui, dans le respect de conditions, peut-être subventionné), elle fixe aussi les conditions de ce subventionnement « dans le respect de différences objectives ».
En contribuant à préparer la privatisation de l’enseignement dans un monde où l’hégémonie néolibérale est triomphante, il le transformera en marchandise.
Or, la mise en place d’une personne morale pour organiser l’école publique sera le prélude à un estompement d’une différence objective de taille . (privé/public). Comme l’écrit la Ministre Schyns dans un courrier à ses préfets, ce décret mettra à équidistance du gouvernement tous les réseaux d’enseignement… La porte est donc ouverte pour que l’école privée reçoive le même budget que l’ancienne école publique (tout en bénéficiant de soutiens complémentaires de parents fortunés).
Il y a cependant plus grave que cela : la privatisation conduit à la marchandisation de l’enseignement. Si la privatisation dans l’éducation est un processus qui peut être défini comme « le transfert d’actifs, de gestion, de fonctions ou de responsabilités [en lien avec l’éducation] qui appartenaient ou étaient antérieurement réalisés par l’État …& » (1) en positionnant la responsabilité de l’enseignement auprès d’une personne morale distincte du Gouvernement, le parlement de la Communauté française contribuerait à préparer sa privatisation. L’histoire de l’évolution du statut juridique d’un certain nombre de services publics et « parastataux » au sens large (postes, télécommunication, …) ne rassure pas quant à cette privatisation. L’école en Wallonie, cela existe déjà dans d’autres pays, serait-t-elle un jour introduite en bourse ?
Il est clair qu’en tout état de cause il s’agit d’un dessaisissement partiel de l’Etat dans une de ses responsabilités actuelle majeure pour l’avenir.
Puisque l’enseignement obligatoire concerne toute la jeunesse et donc les futurs citoyens.
En contribuant à préparer la privatisation de l’enseignement dans un monde où l’hégémonie néolibérale est triomphante, il le transformera en marchandise. Comme le note Ahmed Seghaier (Genève 2004): « Désormais, on assiste à une vraie rupture avec la notion même de l’éducation comme un droit fondamental qui doit être assuré par le service public de l’État pour tout le monde ».
5. Le danger de la privatisation de l’enseignement n’est plus à démontrer …
Or, le privé nous montre suffisamment avec Arcelor Mittal Caterpillar Brussels Airlines, sans parler d’Electrabel et du problème de l’électricité qu’il n’est pas soucieux de l’intérêt général. Il en est de même en matière d’enseignement.
Des exemples sont connus. En Suède, citons notamment l’exemple d’ un groupe d’ écoles privées Suédoises qui en fermant ses portes à la rentrée 2013 pour des raisons de profitabilité a mis brutalement à la rue 11000 élèves et 1000 enseignants. Mentionnons encore la dégringolade de ce pays dans le classement PISA dont la privatisation est responsable (2).
Dans la logique marchande néolibérale peu importe l’humain, ce qui compte c’est le profit (d’où sans doute l’apparition d’experts gestionnaires dans le conseil d’administration de cette personne morale en Communauté française).
Lorsque l’Etat devient faible et abandonne ses prérogatives au profit de multinationales, l’intérêt privé supplante l’intérêt général et dans le mode de gestion le contrat remplace la loi.
Une école de plus en plus duale… se met en place. Les bonnes écoles (avec un droit d’inscription de plusieurs milliers d’euros) bénéficiant de beaucoup de moyens et des enseignants bien payés pour les riches, une mauvaise école pour ceux qui n’ont pas les moyens. Cette situation rencontrant ainsi les suggestions d’un expert de l’OCDE dans le cahier de politique économique numéro 13 de… 1996. Elle s’inscrit dans la logique de l’AGCS !
Tout cela enveloppé dans la dignité du Pacte d’excellence…
Les responsables politiques ont ils bien tous compris ce à quoi ils collaborent ? Et que font les mandataires socialistes dans cette galère ?
Et tout cela se met en place au mépris d’une vérité élémentaire : La force d’une chaîne est toujours la force de son maillon le plus faible…
(1) Coomans, F & Hallo de Wolf, A (2005), Privatisation of Education and the Right to Education.
(2) Privatisation de l’école, le fiasco Suédois In « le monde diplomatique », septembre 2018.
Notons qu’il existe aujourd’hui une abondante littérature en pédagogie comparée abordant la problématique de la privatisation en pédagogie comparée et identifiant ses lourds inconvénients pour l’intérêt général.
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