Trois jours dans la peau et les deux manteaux de Paul Magnette (récit)
Pendant trois jours d’une dense semaine de novembre, Le Vif a suivi Paul Magnette, président du Parti socialiste, bourgmestre de Charleroi et professeur d’université, du matin au soir. Récit d’une plongée au cœur du pouvoir.
On ne peut pas vraiment dire que le Carolo soit habité par la majesté en général. Comme puni d’être si beau, l’hôtel de ville de la capitale du Pays Noir, fière gemme éclectique chamarrée d’éléments Art déco, baigne ces temps-ci dans la boue. Les travaux qui rénovent profondément la Ville-Haute devraient être terminés dans le courant de l’année prochaine, et Paul Magnette en a marre.
Ces gigantesques chantiers sont la plus tangible preuve de sa puissance: ils sont la conséquence de la centralité retrouvée, depuis dix ans que Paul Magnette occupe son bureau, au premier étage de l’hôtel de ville de Charleroi.
Le président du Parti socialiste a placé sa cité dans tous les traités de subsidiologie appliquée. Entre les fonds Feder en haut et le Plan de relance, la SNCB et Infrabel en bas, la Région wallonne sur le ring tout autour, c’est tout le centre de Charleroi qui aura été rebâti à coups de centaines de millions d’euros publics et privés.
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Mais il en a marre, parce que maintenant on fait déjà trop d’inaugurations, et qu’il faudrait veiller à en faire moins de petites et davantage de très grosses. Il le dit à ses deux collaborateurs qui, vendredi matin, essaient de lui vendre un plan de communication pour les mois à venir.
Le bureau immobile
La vieille carte, encadrée et posée contre le bois brut des placards, moins. Elle sert à cacher un climatiseur datant de l’époque où personne n’avait encore pensé au réchauffement climatique. Ouvrir le placard d’à côté, c’est découvrir un vieux coffre-fort que personne ne parvient plus à ouvrir, «mais la dernière fois il était vide», rassure le locataire du bureau, avant de filer vers un autre placard, dans l’autre coin.
«Celui-là, c’est le plus marrant, attendez.»
Il ouvre les petites portes glissantes et met au jour un impressionnant téléviseur Blaupunkt. La marque allemande a disparu en 2016, mais le vestige carolorégien, très bien conservé, date d’une trentaine d’années.
Il est toujours un peu en retard, Paul. Souvent d’un retard assez large pour se remarquer mais trop étroit pour se retenir.
Sous la fenêtre, une étagère est posée sur le flanc. Elle est remplie de livres, mais ce n’est pas pour que le bourgmestre carolo et intellectuel bruxellois fasse le malin, assure-t-il en la faisant un peu glisser. C’est parce qu’entre les fenêtres et la bibliothèque, il y a des tuyaux qui passent, que leur étanchéité n’est pas suffisante, et qu’il y a toujours un tapis de torchons humides, à la fois pour s’en prémunir et pour le rappeler.
Hors de son bureau, où aucun radiateur n’est jamais mis en marche, les chauffages chauffent trop fort l’été et pas assez l’hiver – «Quand je suis en réunion avec les syndicats, je choisis de les faire suer ou de les faire grelotter», nous a confié un jour un membre d’un ancien collège communal.
Il y a des fils qui passent et qui pendent, des planches provisoires depuis des années qui remplacent des vitraux si beaux que les réparer prend des siècles.
Et la sublime salle des fêtes a été rénovée et mise aux normes, mais pas complètement, ce qui limite tristement son utilisation.
Tout comme ce bricolage atténue la majesté de l’ensemble. Ou peut-être bien qu’il lui donne une couleur locale, après tout.
Le plan com
Mais enfin, «ça ne sert à rien de feuilletonner», il leur dit, assis dans un des trois fauteuils mous de cuir usé de son bureau, pendant que l’attachée de presse, accroupie devant son ordinateur posé sur la table basse, se demande si elle a bien fait de passer tout ce temps à élaborer ce grand tableau plein de dates et de points d’interrogation.
«Ce qu’il faut, ce sont des grands moments marquants, comme on va le faire pour le Musée des beaux-arts», il dit, et alors tous les trois ils parlent de la rentrée 2023, qui sera pleine de moments marquants, parce que ce sera la dernière avant l’année électorale, et aussi parce qu’on inaugurera, notamment, le campus autour de l’actuelle Université du travail.
Il y aura là plusieurs milliers d’étudiants et il devrait changer pour toujours le visage de la métropole ouvrière. C’est un des hauts faits de la geste mayorale de Paul Magnette.
Mais il faudra placer les cérémonies académiques, estudiantines et, ils espèrent, populaires, dans un mois bourré de charge politique.
«Le dernier week-end, on aura un grand congrès, il faut tout caser dans les précédents», leur explique le bourgmestre en scrollant sur son agenda de président de parti, de professeur d’université, de rénovateur de l’écosocialisme et de l’écologie sociale, et de bourgmestre, donc.
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Le temps large
A part au collège communal du mardi 9 heures, qui ne dure normalement jamais plus d’une heure «parce qu’on les a bien préparés et qu’on ne s’y dispute plus. D’ailleurs, je me mets toujours un rendez-vous à 10 heures le mardi», et malgré le gros agenda électronique qu’il partage avec ses collaborateurs du parti et de la commune, il est toujours un peu en retard.
Souvent d’un retard assez large pour se remarquer mais trop étroit pour se retenir.
Ce n’est pas toujours sa faute.
Parfois, il prévient.
Quand il va, jeudi matin, au cours à l’ULB pour donner sa séance d’histoire de la pensée politique où il ne dit rien de méchant sur Joseph Schumpeter, Friedrich Hayek et le libéralisme – «Dommage d’avoir raté celle sur Jaurès et le génie du socialisme, hein» –, il avertit ses étudiants que la semaine à venir il aura peut-être un peu de retard parce qu’il a une conférence à Paris la veille, et que les horaires des Thalys ne sont pas toujours des plus fiables. Parfois, il n’y peut rien. Quand il sort de l’auditoire H. 2215 il est déjà en retard pour la réunion de groupe des députés fédéraux socialistes de 12 h 30, et d’ailleurs il jaillit de la voiture pas encore garée, rue de la Croix de Fer, pour arriver en trottinant à la Chambre. Mais un étudiant en cravate était venu lui poser des questions sur Schumpeter et Hayek. Il paraît qu’il milite chez les Jeunes socialistes.
J’arriverai pour le dessert, mais on sera à la table avec tes collègues, hein? Tu es sûre qu’il faut mettre une cravate?
Et parfois c’est la faute des autres. Le jeudi soir, il arrive quelques minutes plus tard que prévu au Dôme, on dit Spiroudrome en carolo bricolé majestueux, pour une conférence-débat du B4C, un club d’affaires carolorégien.
La salle est censée être pleine, pourtant, elle ne l’est pas encore, mais certains le sont déjà.
«Les gens sortent à peine de table, hé, il n’est que 18 heures», chuchote un praticien du working lunch à rallonge au moment de se fondre dans la masse entrepreneuriale locale.
Mais parfois Paul Magnette arrive carrément à temps. Ce mardi à 11 heures, où il a promis de passer une heure avec les rhétos de l’Institut Saint-André. Il met son deuxième manteau, file à travers les travaux de la Ville-Haute, il y sera en cinq minutes de petit trot, c’est à peine s’il prend le temps de faire une blague au grand Philippe, le serveur et le Carolo le plus comique de l’univers, qui fume une cigarette à l’entrée des Templiers.
Il est là à temps, la directrice est là, le professeur qui organise (l’ancien échevin CDH Mohamed Fekrioui – «Oui, je suis un peu désengagé des Engagés, hé hé hé») aussi. Les élèves de la classe dont il est titulaire sont à l’heure, mais ceux des trois autres arrivent fort lentement. Alors Paul Magnette doit attendre. «Et vous pouvez arrêter de manger quand ça commence, hein!», lance la directrice.
Et puis, parfois, il faudrait penser à revoir la manière dont s’organise son gros agenda. Quand il s’échappe en courant du congrès des métallos de la FGTB, à Mons, vendredi, congrès où il était arrivé en retard, et où il dut subir des discours désagréablement – pour lui – alignés sur les positions du PTB, il se dit qu’il a quand même le temps parce qu’il lui reste une grosse heure avant de pouvoir arriver à Molenbeek, à BX1, où il doit donner une interview qu’il prépare depuis la veille. Son GPS dit une heure dix de route, alors pour être sûr il appelle le dircom du parti.
«Dis Fred, quand on arrive à 17 heures c’est bien pour le maquillage et les préparatifs et tout, hein? Parce que moi, j’arrive dans une heure dix», il demande.
Mais Fred ne répond pas.
«Allo? Merde ça a coupé… Fred?»
«Non non, je t’entends Paul…»
«Mais alors?»
«Ben le direct commence à 17 heures.»
«Tu es sûr? Bon, rappelle-les pour voir et donne-moi des nouvelles», ordonne Paul Magnette, qui raccroche, qui met son GSM sur silencieux et qui s’endort, parce qu’il était à 7 h 20 le matin à Vivacité pour une interview, qu’il n’a pas arrêté depuis, qu’il est allé chez les pompiers, puis à la cérémonie des 45 ans de la Funoc (Formation pour l’Université ouverte de Charleroi), puis chez les métallos, et qu’après BX1 il animera un groupe de lecture de son livre, La Vie large, au boulevard de l’Empereur, et puis une conférence sur La Vie large à l’Ihecs, avant de rejoindre la Wallonie et sa compagne, pour le dessert du gala de son hôpital.
Mais quand il arrive à 16 h 45 à BX1 – son GPS s’était trompé – , il a rebranché les notifications de son GSM, et il dit à Fred qu’il faudrait signaler dans le gros agenda partagé si c’est l’heure où il faut être là ou l’heure à laquelle les activités commencent vraiment. «Sinon on ne sait pas quoi.»
Le bureau mobile
Il marche toujours vite, sauf quand il est assis. Il sort de l’hôtel de ville, et pour traverser la place du Manège, il doit marcher dans la boue avec ses beaux souliers.
Il a mis un costume aujourd’hui, parce qu’on est vendredi et qu’il doit aller au souper de gala de l’hôpital où travaille sa compagne.
«J’arriverai pour le dessert, mais on sera à la table avec tes collègues, hein? Tu es sûre qu’il faut mettre une cravate?», il avait demandé la veille, depuis sa voiture, avant de devoir répondre à une journaliste française pour préparer une émission de télévision où il devrait parler de La Vie large mais aussi peut-être des événements à Mayotte – «Non mais sur ce thème je pense que je serai plus discret madame», il lui avait précisé.
Ynia pu qu’à trouvi des liards asteûre.
Mais là, place du Manège, ce vendredi, il est en retard parce qu’il doit passer à Mons, où se déroule le congrès des métallos de la FGTB, alors il marche toujours vite et il accélère, il trottine presque, pour arriver à sa berline sombre, juste devant le Palais des beaux-arts.
Il s’arrête devant la portière de derrière, là où il passe toutes ses journées quand il n’est pas dans un de ses bureaux, dans une de ses réunions ou en train de marcher vite. Il tire la poignée. Rien ne se passe. Il la retire. Rien ne se passe. Il tapote à la fenêtre, pour que Vincent déverrouille. Mais Vincent ne déverrouille pas. Parce que Vincent n’est pas dans cette voiture-là, et que cette voiture-là n’est pas celle de Paul Magnette.
«Oh merde, c’est pas la bonne», il dit.
La bonne, elle arrive juste derrière, avec Vincent dedans. La bonne, elle est pleine de livres, en français, en italien et en anglais, et puis de journaux, il y a des vêtements de réserve dans le coffre, des pare-soleil sur les vitres arrière et, surtout, deux prises. Elles sont là pour recharger le Mac avec son autocollant C de Charleroi, et le téléphone que Paul Magnette ne dépose jamais, en route, que lorsqu’il utilise son ordinateur portable, qu’il lit un peu ou qu’il s’abandonne à une brève somnolence – chez nous on dit péter un quart, systématiquement interrompue par de tintantes notifications.
Sauf quand il veut vraiment péter un quart et qu’il désactive des notifications, conséquemment de plus en plus nerveuses. Là, il a un truc. «J’ai manqué ton appel», lance-t-il aux notificateurs nerveux une fois son quart terminé. Ils ne posent pas de questions.
Et il veut bien qu’on écoute quand il est au téléphone, à condition qu’on promette de ne rien écrire. Il met son téléphone sur haut-parleur même quand ce sont des appels importants, avec des journalistes ou des ministres ou des présidents de parti ou même des Flamands, de toute façon on ne peut rien écrire, sauf qu’il a reçu les félicitations de Walid Joumblatt après être devenu chairman de la section européenne de l’Internationale Socialiste, mais quand c’est sa compagne qui appelle pour régler l’affaire de la cravate du gala, il appuie vite sur l’écran pour couper le mode haut-parleur.
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La langue
S’il coupe le haut-parleur quand c’est sa compagne qui l’appelle, c’est que, comme tout le monde, Paul Magnette ne parle pas de la même manière avec tout le monde.
Il a ses rires sincères et ses questions fausses – genre quand il dit «Ah oui?», et puis plus rien, c’est qu’on a dit une chose qu’il sait grossièrement erronée mais qu’il n’a pas envie de le dire.
Dans son majestueux hôtel de ville chamarré de bricolage, il s’adonne au wallon du cru avec une goguenardise à peine surjouée. «Didjeu ti», il dit par exemple quand, rentrant de sa conférence avec les rhétos de Saint-André pour se faire interviewer par un journaliste, l’agresse une âpre odeur d’incendie. «Oui, ce sont des fumeurs qui ont mis le feu à des cartons dans les caves», explique un employé communal, sous la fumée et les «Didjeu ti» mayoraux. «Oufff, mi dj’inter ammméjône», il dit quand une majestueuse panne de courant insensible à plusieurs tentatives de bricolage paralyse l’hôtel de ville, qu’il doit se préparer pour aller à sa conférence du B4C et qu’il se demande avec quoi il va souper. Ou «Oh ça va d’aller rade hein», il prévient avant de rentrer, le mardi, dans la salle du collège. Et, juste après, «Ynia pu qu’à trouvi des liards asteûre», il dit après son collège des bourgmestre et échevins, quand un collaborateur lui montre un projet de rénovation de maison de jeunes.
Mais dès qu’il est 10 h 02 et qu’il se connecte, depuis son bureau, à son rendez-vous Zoom de 10 heures avec un collectif de syndicalistes français, qui veut l’interviewer pour la revue qu’ils publient – «Ils ont 50 000 lecteurs. Bah, 50 000 c’est 50 000 hein» –, il dit «soixante-dix» et c’est de maire, d’adjoints et de dîners qu’il parle.
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Et une heure plus tard, après avoir demandé à Mohamed Fekrioui s’il savait comment se récoltait la papaye…
«Euh… non, Paul»
Oh non, merde, c’est le commandant», et raf, il se planque derrière le mur.
« Avec une foufourche, Momo», il explique à la classe d’immersion anglaise de Saint-André qu’il a mobilisé «a huge amount of money to reshape for example la place du Manège and la place Verte». «Pour les autres, j’ai dit qu’on avait reçu beaucoup d’argent de l’Europe», traduit-il. Parfois, ses mondes linguistiques sont mal compartimentés, et la traduction se fait comme à l’envers, quand son inconscient le travaille et que ses lapsus lui font penser à Bruxelles quand il est à Charleroi et à Charleroi quand il est à Bruxelles. Alors il appelle un conseiller communal carolo de DéFI du nom du porte-parole de Pierre-Yves Dermagne, ou il explique à ses étudiants de l’ULB qu’il publiera ses notes de cours d’histoire sur le site de l’Université ouverte (ASBL-1B avenue Général Michel, 6000 Charleroi) plutôt que sur celui de l’Université virtuelle (https://uv.ulb.ac.be). Ou il laisse quelques secondes sa compagne sur haut-parleur.
Le pire souvenir
Il prépare toujours ses interviews avec soin, il en discute avec son attachée de presse, parfois son chef de cabinet quand c’est à Charleroi, et avec son dircom quand c’est au PS, il réclame des notes qu’il lit parfois, il improvise quand même souvent.
Cette semaine-là, entre ses conférences pour La Vie large, ses débats sur la Vivaldi et la vie communale, il doit souvent voir des confrères pour revenir sur la dernière décennie.
Comme il sait que tout le monde lui demandera quel est son pire souvenir, il rappelle bien la fermeture traumatique de Caterpillar, annoncée la veille des festivités des 350 ans de la fondation de Charleroi, et il raconte que «pendant le discours officiel, j’avais des gens qui pleuraient devant moi, je ne sais pas si ça m’arrivera encore dans ma vie».
Mais ça, c’est un événement. Du brutal et du brûlant, du révoltant et de l’enrageant.
Mais il y a aussi un processus, pas frappant mais minant, insidieux et ruineux, qui lestera à jamais la première décennie Magnette. Tant à l’expérimenté Didier Albin, de L’Avenir, le mardi, qu’au journaliste que B4C avait payé pour poser des questions gentilles le jeudi soir, qu’à celui de Vivacité le vendredi matin très tôt, le bourgmestre précise que les finances municipales sont structurellement déficitaires, et que le problème ne sera pas réglé de sitôt. Il a cette année fallu un prêt wallon de 80 millions d’euros pour équilibrer le budget communal. Ce sont principalement les dépenses de transferts, pour la police, le CPAS, la propreté ou les pompiers, qui saignent les comptes carolorégiens, alors que le fédéral, disent tous les municipalistes, n’en paie pas la juste part.
Le bourgmestre de Charleroi, alors, doit discuter avec les bénéficiaires de leurs transferts. Ce ne sont pas des discussions agréables. La zone de police fait plein d’efforts. Celle des pompiers un peu moins. Et ce mardi-là, à 8 h 30, il a invité les dirigeants du CPAS à un comité de concertation avec la Ville, dans la majestueuse salle du Conseil de l’hôtel de ville, pas encore débarrassée des rogatons du conseil communal de la veille. Quelques minutes avant lui, son chef de cabinet arrivait au bureau, disait que c’est comme ça les chefs de cabinet, c’est celui qui arrive le premier et celui qui part le dernier, et puis allait dire bonjour à Mylène et Fabienne, les secrétaires du cabinet du bourgmestre, qui étaient là depuis pas mal de temps déjà.
A côté de Paul Magnette dans la salle du Conseil, face au CPAS, son directeur financier. Il s’appelle Eric. Il est entré à la Ville à 19 ans, dans les années 1980, il y a tout connu, c’est un golgoth des finances locales, et ce jour-là il porte des bottines de cuir brun, un jeans foncé, avec un gilet bleu et un veston bleu aussi, avec de la gomina dans les cheveux, un bracelet et un air sérieux, si bien qu’on lui fait remarquer qu’il a un look de député N-VA.
La discussion dure à peine un quart d’heure, parce que le CPAS avait déjà dit qu’il trouverait huit millions d’euros que la Ville n’aurait pas à débourser, et Paul Magnette et la Ville n’ont presque pas dû insister. Paul Magnette repasse par son bureau et il se dit que c’était parfaitement adapté aux circonstances, ce déguisement de député N-VA. «C’était ce qu’il fallait pour un jour comme aujourd’hui, non?»
S’il n’est pas contraint de parler ni obligé d’écouter, il est connecté avec ailleurs. «Rien ne l’interdit, ça ne me dérange pas que les autres le fassent aussi.
La dépense de transfert
Il est un peu plus de 10 h 30 et il est censé y être à 10 h 30. Il doit aller à la caserne de la zone des pompiers, à Marcinelle, pour le collège et le conseil de la zone de secours. Ce sont des réunions importantes. Surtout le collège, parce que les bourgmestres qui le composent entendront le commandant des pompiers, qui est suspendu et sous le coup d’une procédure disciplinaire. «C’est vrai que ça explose un peu partout», il dit, à hauteur de la jolie rue des Closières, en tournant les pages du Monde.
«Chez les pompiers?», on demande.
«Ah non, non, chez De Croo», il répond, parce que justement ce jour-là le correspondant du Monde en Belgique, dont tout le monde croit qu’il est français alors qu’il habite Thuin, a publié un papier qui expliquait que c’était un peu le bordel, là-bas au 16, et un éditorialiste flamand a traité Georges-Louis Bouchez de pyromane.
Cela dit, là-haut, au quatrième étage de la caserne des pompiers de la zone de secours, il allait faire chaud aussi.
Alors Paul Magnette a déjà jailli hors de la berline mayorale au moment où Vincent la gare, dans le petit parking du pied de la caserne, inaugurée en 2016. Il est au-delà de 10 h 30. Il doit se dépêcher parce que les autres bourgmestres membres du collège de la zone de secours sont déjà là, au troisième étage, à l’attendre pour entendre le commandant des pompiers suspendu et son avocat. Il court vers la porte vitrée par laquelle il entre d’habitude, et il appuie vite sur le bouton de l’interphone pour qu’on lui ouvre. «Oui, c’est Paul Magnette, je viens pour le collège de zone, je suis un tout petit peu en retard.»
«Je vous ouvre tout de suite», lui répond une voix dans l’interphone. La porte vitrée fait un petit bzzz, et Paul Magnette la pousse vite parce qu’il est pressé.
Mais la porte vitrée ne s’ouvre pas.
Alors il appuie encore sur le bouton et dit à la voix de l’interphone que la porte ne s’est pas ouverte.
La voix dit attendez, la porte vitrée refait bzzz, Paul Magnette la repousse vite mais elle ne s’ouvre toujours pas, alors il commence à être un peu énervé. Il demande qu’on réessaie. La porte vitrée refait bzzz plusieurs fois et Paul Magnette la pousse plusieurs fois mais elle ne s’ouvre jamais, et puis c’est une autre voix dans l’interphone qui dit «salut Paul c’est Benoît, ça va», et Paul Magnette lui répond que ça ne va pas trop parce qu’il est pressé mais que la porte ne s’ouvre pas, alors il demande que quelqu’un descende pour venir lui ouvrir, et il s’arrête parce qu’à travers la vitre de la porte il voit quelqu’un au bout du couloir, il dit: «Attends Benoît, parce qu’il y a quelqu’un», il tape contre la vitre de la porte, mais au bout du couloir il reconnaît l’uniforme à boutons dorés du commandant des pompiers qu’il a contribué à suspendre, et alors il dit «Oh non, merde, c’est le commandant», et raf, il se planque derrière le mur.
Il attendra encore un peu pour entrer, deux autres pompiers viendront lui ouvrir, et monter les trois étages en courant, donc par les escaliers. On ne sait jamais que le commandant suspendu l’aurait attendu dans l’ascenseur.
La Caserne scrotée
Le collège de zone se fait à huis clos, mais le conseil de la zone de secours, lui, est public.
S’y trouvent le secrétaire de la zone, le commandant remplaçant temporairement celui qui est suspendu, et quelques bourgmestres, parmi les 22 communes constitutives. Celui de Fleurus en est le président, et c’est très comique parce qu’il y aura bientôt une nouvelle caserne construite à Fleurus, mais qu’il ne veut pas que la zone reçoive la propriété, et donc pas le produit de la vente, de l’ancienne caserne.
Les autres l’ont remarqué bien sûr, surtout le bourgmestre d’Ham-sur-Heure-Nalinnes, mais celui de Fleurus fait comme si personne n’avait remarqué qu’il leur piquait une vieille caserne en plus d’en recevoir une nouvelle.
En wallon de Charleroi, on dit qu’il est en train de leur scroter la caserne, mais ces histoires de vol de caserne, Paul Magnette, ça n’a pas l’air de beaucoup le tracasser.
Quand il a jailli de la berline de Vincent, trente minutes plus tôt, il avait emporté sa petite mallette en cuir noir, avec son ordinateur portable à l’intérieur, et pendant toute la durée du conseil de zone, il l’aura ouverte devant lui.
Dès qu’il est quelque part, Paul Magnette, et qu’il n’est pas contraint de parler ni obligé d’écouter, il est connecté avec ailleurs. «Rien ne l’interdit, ça ne me dérange pas que les autres le fassent aussi», dira-t-il ensuite, mais les autres, là, ils ne le font pas. Ils ont tous un bic et des petits papiers, et ils écoutent attentivement la présentation du budget afin de trouver des raisons de se disputer, comme le vol d’une caserne, par exemple. Ou alors comme un morceau de subside donné par les 22 parties à la zone de secours qui ne respecterait pas parfaitement la clé de répartition. Charleroi paie beaucoup, mais les 21 autres communes trouvent quand même qu’elle ne paie pas assez. «C’est juste un détail, hein, ça ne coûte presque rien et on ne va pas s’y opposer, mais je voudrais quand même le signaler», signifie le bourgmestre de Merbes-le-Château, et les autres bourgmestres lui donnent raison, et là Paul Magnette prend la parole pour dire qu’il parle sous le contrôle d’Eric, et qu’il lui semble, à lui, que la clé de répartition est très bien respectée, et en fait il se trompe, mais Eric ne dit encore rien.
Eric, c’est le comptable spécial de la zone, dont il vient de présenter les perspectives budgétaires. Il est aussi directeur financier de la Ville de Charleroi. Et ici, il n’est pas déguisé en député N-VA, il est en jeans et en chemise à carreaux. Alors il attendra que tous les autres le fassent remarquer à son bourgmestre avant de confirmer qu’il a tort.
Le gros agenda est partagé par ses équipes, bien sûr, et puis parfois ses équipes partagent quelques informations avec des connaissances…
Ça va avec Paul?
Quelques jours avant les trois jours, en passant par Charleroi, quelqu’un dit «Ah mais tu vas suivre Paul, ça va aller avec Paul?», mais on n’y fait pas attention. Mais au jour dit, un mardi, on arrive et il y a un Vif sur une table, dans le bureau de Fabienne, qui se trouve avant le bureau du chef de cabinet du bourgmestre qui se trouve avant le bureau du bourgmestre, et alors on rigole en disant que c’est un complot pour nous plaire. Puis pendant les trois jours quelques-uns s’enquièrent, «Il paraît que tu suis Paul, ça va avec Paul?», et puis on croise quelqu’un qui dit «Ouh, il y a ton nom en rouge partout dans l’agenda de Paul, ça va?», et qui rigole très fort. Le gros agenda de président de parti, de professeur d’université, de rénovateur de l’écosocialisme et de l’écologie sociale, et de bourgmestre de Paul Magnette est partagé par ses équipes et puis, parfois, ses équipes partagent quelques informations avec des connaissances. Et encore quatre jours après les trois jours, en passant par la haute école Condorcet, quelqu’un dit «Ah mais tu as suivi Paul. Ça a été avec Paul?».
Bah oui, ça va, ça a été. On s’est bien amusé et on a remarqué au moins grâce à ces trois jours, à ce gros agenda partagé et à tous ces ça va avec Paul que ça va, cette Ville est encore tenue. En tout cas l’agenda de son bourgmestre.
Il fait froid et humide dans le bureau de Paul Magnette. Quand il y travaille, l’automne et l’hiver, il garde toujours au moins un de ses deux manteaux – les spécialistes appellent ça un «bodywarmer». Il n’a jamais essayé de bouger le thermostat Acec (les Ateliers de constructions électriques de Charleroi, démantelés dans l’agonie industrielle des années 1980) qui devait réguler les températures du couloir il y a quelques décennies. Les grandes photographies accrochées aux hauts murs peints d’un blanc nu, prises par un photographe américain il y a déjà une quinzaine d’années, tempèrent la majesté de l’office.
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