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Travailler quatre jours pour le même salaire? « Des conséquences inévitables sur les marges des entreprises » (entretien)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Ne travailler que quatre jours par semaine, sans perdre un euro: le rêve du travailleur, le cauchemar de l’employeur? La proposition du ministre de l’Economie et du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), divise. Bruno Van der Linden, directeur de recherches FNRS et professeur émérite d’économie à l’UCLouvain, y voit des avantages, mais à de nombreuses conditions.

A première vue, on ne voit pas ce qui inciterait un employeur à opter pour une réduction collective du temps de travail…

Il existe actuellement une multitude de formules de réduction du temps de travail, donc évitons les amalgames: la formule des quatre jours de travail par semaine sans réduction de salaire, telle que l’envisage aujourd’hui le ministre Pierre-Yves Dermagne, est très différente de celle mise en place fin 2022 et qui consiste à concentrer son temps de travail hebdomadaire sur quatre journées plus longues. La proposition de réduction collective du temps de travail sans perte financière signifierait pratiquement que les travailleurs concernés presteraient quatre fois huit heures, à peu près.

Les premiers effets directs dont il faut tenir compte pour évaluer la mesure sont ceux qu’avance le milieu patronal. Si on réduit de 20% la durée hebdomadaire de travail en maintenant une rémunération inchangée, cela signifie que le coût du travail hebdomadaire augmentera de 20%. Cela aura des conséquences sur les marges des entreprises, qu’elles soient privées, à but lucratif ou à but non lucratif. Autre effet immédiat: si la durée de fonctionnement de l’entreprise, ou le nombre d’heures d’ouverture si on pense à un magasin par exemple, diminue autant que la durée du travail, cela entraînera forcément une diminution de la production et des recettes.

Bruno Van der Linden «Pour que la mesure soit positive pour l’entreprise, il faut de la créativité et assurer un dialogue social en son sein.

Les craintes de l’UCM, qui dénonce «un coup de frein en pleine relance économique», sont donc fondées?

C’est partiellement vrai. Tant la hausse du coût du travail que les contractions de l’activité seront, à terme, nuisibles à l’emploi. Si on s’arrête là, on referme le dossier et on le jette à la poubelle. Mais on ne peut pas s’arrêter là. Car il faut également prendre en considération d’autres effets induits. J’en recense trois principaux. Le premier, c’est que lorsqu’une personne travaille moins d’heures par semaine, elle est moins fatiguée.

On devrait donc observer un meilleur arbitrage entre vie privée et vie professionnelle, avec un effet bénéfique sur la santé du travailleur et son bonheur. Certains interlocuteurs ne parlent que de cet aspect et pas du tout de l’aspect économique que j’ai abordé précédemment.

Est-on certain qu’une réduction du temps de travail aura forcément un effet bénéfique sur la santé et la motivation du travailleur?

Des travaux le suggèrent, oui. C’est en tout cas de l’ordre du plausible. Comme la fatigue sera moins grande, on peut s’attendre, du moins jusqu’à un certain point, à ce que la personne montre plus de productivité par heure prestée. Par contre, considérer que ce premier ensemble d’effets induits pèserait si lourd dans la balance qu’il pourrait compenser la diminution du nombre d’heures de travail hebdomadaire, c’est aller trop loin.

Le deuxième ensemble d’effets induits, le voici: si la durée de fonctionnement de l’entreprise diminue dans la même proportion que le temps de travail hebdomadaire, l’entreprise concernée vendra forcément moins. Il s’agit là d’une conséquence mécanique mais pas d’une fatalité. Si cette société veut continuer à produire le même volume de services ou de biens, elle cherchera naturellement à embaucher et ce, dans une optique de partage du temps de travail. Mais se pose à nouveau la question de l’impact de la mesure et de sa faisabilité: embaucher davantage suppose l’existence d’une main-d’œuvre disponible qui puisse être formée à un coût raisonnable. Ce sera le cas pour certains métiers, pas pour d’autres. Dans le contexte actuel de marché du travail tendu et alors que de nombreuses organisations se plaignent de ne pas trouver certaines catégories de travailleurs dont elles ont besoin, obtenir cet effet compensatoire n’est pas simple.

D’autant que cela implique un surcroît des coûts liés à la formation et au recrutement. Par ailleurs, si on doit embaucher des personnes qui ne sont pas forcément faites pour le métier, on peut craindre que leur productivité ne soit pas à la hauteur des attentes des entreprises.

Bruno Van der Linden
Bruno Van der Linden © National

La question du coût de la formation se pose déjà, avec ou sans la semaine de quatre jours, puisque l’objectif à l’horizon 2030 est d’arriver à un taux d’emploi de 80%…

Je ne dis pas le contraire. Cependant, si on se place du point de vue des acteurs mettant en œuvre cette politique, on ne peut pas minimiser les difficultés liées à ce surcoût. J’en viens enfin au troisième groupe d’effets induits. Dans l’hypothèse où on diminuerait fortement la durée du temps de travail, dans ce cas-ci de 20%, cela pourrait permettre à terme, et moyennant un véritable effort de créativité, de réorganiser en profondeur la manière de produire dans l’entreprise. Et même d’allonger la durée d’utilisation des bureaux et des machines.

On peut en effet imaginer qu’une entreprise habituellement ouverte cinq jours par semaine soit tentée, à la suite d’une mesure de réduction collective du temps de travail, de passer à six jours par semaine. Elle pourrait compter sur un pool de travailleurs à temps plein présents quatre jours par semaine et un pool de travailleurs à mi-temps présents deux jours par semaine. Un choix qui aurait pour conséquence que tout ce que l’entreprise investit en bureaux et en machines serait utilisé plus longtemps. Ce qui pourrait donner lieu à une baisse du coût de production et, par conséquent, produire des effets potentiellement bénéfiques sur l’emploi.

Ce troisième groupe d’effets induits vient nuancer le portrait fort noir qu’on peut dresser de la diminution collective du temps de travail. Mais pour obtenir un effet, il faut vraiment faire preuve de créativité et assurer un dialogue social dans l’entreprise. Evidemment, cette hypothèse ne fonctionne que pour certaines sociétés, pas pour celles qui produisent en continu.

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