Tous bilingues, est-ce possible ?
Pour Philippe Hiligsmann, professeur en langue et linguistique néerlandaises (UCLouvain), l’immersion linguistique pourrait déjà améliorer l’apprentissage des langues à l’école traditionnelle. Entretien.
Tous bilingues voire trilingues. On peut toujours rêver ?
Ce genre de slogans ne sert pas la cause du multilinguisme, à moins d’engager dans la foulée une réflexion sérieuse sur la manière de mettre en place un enseignement des langues jugé vraiment efficace et d’y consacrer des moyens.
On est encore fort loin du compte ?
Je ne vous le fais pas dire. Une recherche menée par l’UCLouvain et l’UNamur sur l’impact de l’apprentissage des langues sur le fonctionnement du cerveau et les aspects socio-affectifs chez les élèves du primaire et du secondaire, en immersion linguistique ou non, a montré qu’un enseignement de langues de qualité nécessite plusieurs ingrédients : établir des contacts privilégiés avec des locuteurs natifs ; repenser les liens entre les cours de langues et l’enseignement de matières non linguistiques dans une langue étrangère ; dépasser le cadre communicationnel des cours de langues. Or, une série d’éléments de nature logistique et organisationnelle constituent un frein à un enseignement des langues que l’on voudrait excellent. A commencer par la pénurie criante d’enseignants et en particulier dans les langues étrangères. Le parcours scolaire des élèves manque aussi de logique. Un élève qui suit le néerlandais en cinquième et sixième primaire peut changer de langue étrangère lorsqu’il passe en secondaire : où est la logique ?
L’immersion attire un public plutôt privilégié sur les plans socio-culturel et socio-économique.
L’enseignement en immersion linguistique est-il le mieux à même de combler ces attentes ?
L’immersion consiste à donner un pourcentage de matières non linguistiques dans une langue étrangère. Je plaiderais pour qu’une même matière soit enseignée à parts égales en français et dans la langue étrangère. Idéalement, le processus d’immersion devrait démarrer dès la primaire car plus tôt on commence, mieux c’est : l’apprentissage des langues dès la troisième maternelle est abordé par l’élève sans complexe.
Qu’attend-on pour généraliser cette formule ?
Une généralisation serait une fausse bonne idée dans l’état actuel de difficultés à recruter des professeurs aptes à donner dans une langue étrangère des matières telles que l’histoire, les mathématiques ou les sciences. La filière souffre toujours d’un manque de continuité dans le processus de progression pédagogique. Ainsi, certains élèves en immersion depuis la troisième maternelle n’ont pas la possibilité de poursuivre ce type d’apprentissage dans le secondaire, faute d’écoles géographiquement proches qui proposent l’immersion ou faute de places dans ce type d’écoles. Mais on pourrait fort bien recourir à certaines recettes qu’offre l’immersion linguistique pour améliorer l’apprentissage des langues dans l’enseignement traditionnel en y augmentant l’apport linguistique, en développant les contacts avec des locuteurs natifs, néerlandophones ou anglophones, bref en ouvrant l’école vers l’extérieur. Il ne faut pas oublier que l’immersion linguistique ne concerne que 4 à 4,5% de la population scolaire francophone en primaire et secondaire et que donc 96% des élèves de la Fédération Wallonie-Bruxelles se trouvent dans l’enseignement traditionnel. Et que toute une série d’écoles et d’enseignants arrivent à atteindre un excellent niveau en matière d’apprentissage des langues à la fin du secondaire.
La filière de l’immersion pécherait-elle par un côté élitiste ?
L’immersion attire effectivement aujourd’hui un public plutôt privilégié sur les plans socio-culturel et socio-économique.
L’école bilingue offre-t-elle une meilleure solution ?
Sur papier, l’école bilingue est une excellente idée. Elle repose sur l’emploi à part égale de deux langues de scolarisation avec des enseignants de rôles linguistiques différents. Mais attention à ne pas recréer des établissements qui n’attireraient qu’un public privilégié, ce qui reviendrait à louper l’enjeu de la mixité sociale. Il existe donc un facteur potentiellement élitiste à éviter. Pour implanter cet enseignement bilingue en Wallonie comme en Flandre, il faudrait modifier la Constitutio.
L’enseignement technique et professionnel ne risque-t-il pas d’être oublié dans cette ambition ?
Il serait intéressant d’ouvrir les élèves de ces filières aux langues étrangères par le biais de l’immersion, afin de les doter d’un bagage linguistique à la fin de leur scolarité. Mais sur ce plan, on en est quasi nulle part : sur les quelque 300 écoles primaires et secondaires qui proposent l’immersion en Fédération Wallonie-Bruxelles, seules deux ou trois relèvent du technique ou du professionnel.
Tous trilingues, c’est encore mieux ou c’est ajouter une difficulté à une difficulté ?
Non. Quand on connaît deux langues, il est plus facile d’en apprendre une troisième. De même que la crainte de nombreux parents qu’un enseignement par immersion n’influe négativement sur la maîtrise du français relève d’un mythe. Il n’y a aucun effet négatif.
Bilingue voire trilingue : quel mode d’emploi ?
26 septembre, journée du multilinguisme. Le temps du souvenir, celui d’un bide d’anthologie. « Tous bilingues au sortir du secondaire en 2001 », clamait la ministre de l’Enseignement francophone Laurette Onkelinx (PS) en 1996. « Tous trilingues à 18 ans », en tout cas les Bruxellois, renchérit en 2020 le ministre régional bruxellois de la promotion du multilinguisme. Sven Gatz (Open VLD) joint le geste à la parole en donnant le coup d’envoi d’un Conseil du multilinguisme chargé de phosphorer sur la question. Immersion ? Ecole bilingue ou multilingue ? Les pistes circulent, DéFI tranche : « Des élèves bilingues, oui. Des écoles bilingues, non. » La formule est jugée institutionnellement compliquée à faire sortir de terre, élitiste et donc porteuse d’inégalités, là où l’immersion est plus facile à mettre en oeuvre et prouve son efficacité. Parole aux experts.
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