confédéralisme
Theo Francken veut opposer deux blocs: les confédéralistes, comme lui, et les «belgicains», comme Alexander De Croo. © belga image

Theo Francken: « On a besoin du confédéralisme » (interview)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Theo Francken propose au Vlaams Belang de ne pas présenter de listes aux prochaines élections… et d’appeler à voter pour la N-VA. Derrière le buzz, la volonté de l’ancien secrétaire d’Etat est claire: faire de la campagne de 2024 un référendum sur le confédéralisme. C’est «quitte ou double», dit-il.

C’est l’homme dont, à peu près chaque semaine qu’elle l’interviewe, la presse francophone affirme qu’il «fait tomber un tabou», alors qu’il ne fait que répéter ce qu’on entend partout, sur l’immigration, l’Islam, la sécurité, etc. Mais cette fois, en lançant une idée aux airs de boutade, Theo Francken en a vraiment fait tomber un. Il pense que le scrutin de 2024 sera, pour la Flandre, et donc pour Belgique, un vrai moment de bascule. Et en appelle au confédéralisme.

L’homme veut peser sur cette bascule. Avec tout le poids du Vlaams Belang. Et surtout de ses électeurs.

Samedi 7 mai, au lendemain d’un sondage commandé par la VRT et De Standaard qui donnait la N-VA (22,4%) et le Vlaams Belang (22,9%) au coude-à-coude, l’ancien secrétaire d’Etat aux Migrations du gouvernement Michel publiait sur son blog une adresse à Tom Van Grieken. Theo Francken y appelait le président du Vlaams Belang à ne pas présenter de listes aux prochaines élections législatives.

«En 2024, c’est quitte ou double, écrivait-il. Nous devons, en tant que Flamands, tirer dans le même sens. C’est pourquoi je lance un appel aux collègues du Vlaams Belang pour qu’ils ne présentent pas de listes aux élections fédérales (mais bien aux régionales et aux européennes). Comme le Brexiteer Nigel Farage avait retiré ses listes et demandé à voter pour les conservateurs de Boris Johnson, Tom Van Grieken pourrait appeler à voter pour nous. Comme cela, nous pourrons, avec une pleine force flamande, affronter les négociations avec les francophones pour donner un autre cours à ce pays.»

Je suis indépendantiste moi aussi, mais l’indépendance n’est pas pour demain: le confédéralisme est un pas, et pour ça, il faut négocier avec les francophones.

«Je l’avais déjà proposé quelques semaines auparavant, lors d’une interview croisée avec Tom Van Grieken», nous remémore-t-il. L’idée qu’une voix pour le Belang est une voix perdue pour la Flandre puisque le cordon sanitaire est d’application partout, est, à la N-VA, très largement répandue, et aussi vastement diffusée par le parti.

Mais la proposition, provocatrice, de Theo Francken pose un nouveau jalon. Alors que fin 2020, Bart De Wever traçait une ligne dure («Je vais être clair: si je dois choisir entre arrêter la politique et travailler avec le Vlaams Belang, j’arrête immédiatement», martelait-il à Humo, un peu plus d’un an après avoir négocié plusieurs mois avec le Vlaams Belang pour composer une majorité flamande), le député-bourgmestre de Lubbeek a toujours été plus enclin que son président à envisager la possibilité d’un chemin commun avec l’extrême droite nationaliste.

Un chemin vers où? Tant qu’à s’inspirer de Nigel Farage, jusqu’à un Vlexit? «Le gouvernement anglais est tombé trois fois, et il a fallu que Farage et son Brexit party disent “ça suffit” et retirent leurs candidats pour que le Brexit se fasse enfin. On ne veut pas d’un Vlexit par rapport à l’Union européenne, et pas par rapport à la Belgique non plus. Par contre, on souhaite un modèle confédéral, qu’on devra négocier avec les francophones. Et ça, on devra essayer de le faire avec le plus de sièges possible…», détaille-t-il.

Et d’ajouter: «Je suis indépendantiste moi aussi, mais l’indépendance n’est pas pour demain: le confédéralisme, qui donnera plus d’autonomie à la Flandre, est un pas, et pour ça, il faut négocier avec les francophones. Mais le Vlaams Belang ne veut pas négocier avec les francophones et les francophones ne veulent pas négocier avec le Vlaams Belang…» Theo Francken, ici, assume donc une forme d’alliance, sous la forme d’un parrainage des listes fédérales de la N-VA par le Vlaams Belang. C’est un cartel. Mais un cartel fantôme.

L'idée de Francken serait de rendre ce bloc flamand incontournable. La marraine Vlaams Belang est peu intéressée...
L’idée de Francken serait de rendre ce bloc flamand incontournable. La marraine Vlaams Belang est peu intéressée… © belga image

«C’est mort»

Un spectre que les francophones ne manqueront pas, tout de même, de remarquer. Et un esprit qui ne manquera pas de les effrayer: on peut douter qu’ils soient enthousiastes à l’idée de devoir discuter avec le parti pour lequel l’extrême droite aurait appelé à voter.

Avec qui les francophones accepteront-ils de discuter? Avec les trois Groen qu’il restera en 2024?

Theo Francken

«Oui mais bon, conteste Theo Francken, où s’arrêteront-ils, alors? Avec qui les francophones accepteront-ils de discuter? Avec les trois Groen qu’il restera en 2024? Avec l’Open VLD et le CD&V à moins de 10%? S’ils continuent comme ils l’ont fait pour composer ce gouvernement, comment voulez-vous que le peuple flamand ne se radicalise pas?» L’idée, donc, serait de rendre incontournable ce bloc flamand, fréquentable parce que ne portant pas la marque d’infamie de l’extrême droite, quand bien même elle en aurait été une marraine intéressée.

Mais, intéressée, la marraine l’est peu. Tom Van Grieken a déjà refusé. «C’est mort, hein», concède Theo Francken. Il y a une raison assez strictement matérielle à ce refus, d’abord: le Vlaams Belang y perdrait plusieurs millions d’euros de financement public. Il y a ensuite un motif plus basiquement politique: un parti qui fait campagne pour un autre se déforce nécessairement. En particulier si ces deux partis sont concurrents.

Or, c’est précisément la situation du Vlaams Belang et de la N-VA. En résumé, entre les élections de 2014, où la N-VA réalisait 32%, et celles de 2019, où elle ne comptait plus que 25%, pour trois électeurs qui l’avaient quittée pour le Vlaams Belang, un l’avait rejointe depuis le CD&V et l’Open VLD. C’est donc à une émigration vers la droite d’anciens sympathisants que la N-VA doit sa défaite de 2019, et à une immigration d’électeurs plus centristes qu’elle doit de n’avoir pas encore plus perdu. Le tout récent sondage VRT- De Standaard qui a convaincu Theo Francken de lancer son appel confirme cette forte porosité des électorats des deux partis nationalistes flamands: la moitié de leurs électeurs se dit susceptible de voter pour l’un ou l’autre.

C’est ça, mine de rien, la question existentielle pour la N-VA. Donc pour la Flandre. Et donc pour la Belgique.

Le président Bart De Wever multiplie les signes d’ouverture vers le centre, voire la gauche (il s’est affiché, samedi, dans un restaurant anversois avec Conner Rousseau, président de Vooruit), afin d’absorber l’électorat du CD&V et de l’Open VLD, voulant présenter la N-VA comme une formation conservatrice, responsable et déterminée mais fréquentable. Son analyse dessine plutôt un système politique flamand en trois blocs: la gauche (avec le PTB, Vooruit et Groen), le centre-droit (avec la N-VA, le CD&V et l’Open VLD) et la droite radicale (avec le Vlaams Belang). Et il trace une ligne promise comme étanche entre les deux derniers blocs. Sans cette étanchéité proclamée, pas de discussion possible, ni avec les autres partis flamands ni, encore moins, avec les formations francophones.

S’ils continuent, comment voulez-vous que le peuple flamand ne se radicalise pas? (…) On a besoin du confédéralisme

«Au moins, du vin, on en boira»

Theo Francken, lui, s’adresse plutôt à la droite radicale flamande. Parce qu’il préfère la perméabilité à l’étanchéité, il ne compte que deux équipes dans le quitte ou double. Et il tend donc à dresser en Flandre deux blocs l’un contre l’autre.

D’un côté, ceux qui aspirent à l’indépendance, par le confédéralisme, ou qui voient ce dernier comme un rempart contre l’indépendance, ceux-ci étant beaucoup plus rares que ceux-là. De l’autre, ceux qui ne voudraient pas en entendre parler, par conservatisme belgicain, comme le PTB et les verts, par exemple, ou par intérêt partisan et personnel, comme l’Open VLD et le CD&V.

De la puissance du bloc flamingant dépendra sa faculté à imposer à l’autre camp, et plus encore aux francophones, ses revendications. «On devra mettre de l’eau dans notre vin, mais au moins du vin, on en boira», philosophe Theo Francken. La condition de réussite de Bart De Wever est la séduction, celle de Theo Francken est la force. Une force qu’il pense pouvoir faire grossir en faisant de 2024, cette campagne «à quitte ou double», un référendum sur le confédéralisme.

«On ne peut rien faire sans confédéralisme, tout est bloqué aujourd’hui, sur le socio-économique, sur le budget, sur l’énergie, sur tous les thèmes possibles, le gouvernement se montre incapable de se mettre d’accord. Le confédéralisme est le moyen pour chaque entité de mener les politiques qu’elle souhaite», certifie-t-il. C’est aussi, avec l’appui de ce cartel fantôme, le moyen de faire tomber en Flandre le tabou ultime: celui d’un Vlexit qui n’ose pas encore vraiment dire son nom.

© National

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