Nicolas Baygert
Terrorisme: ne simulons pas le contrôle de l’incontrôlable
Depuis le 7 janvier, le sol semble s’être dérobé sous nos pieds. Derrière les « Je suis Charlie » martelés sous forme de credo censé conjurer le sort, derrière un chapelet de poncifs, l’on décèle un trauma inédit lié à l’irruption du fanatisme armé dans nos centres-villes.
Depuis le 7 janvier, le sol semble s’être dérobé sous nos pieds. Derrière les « Je suis Charlie » martelés sous forme de credo censé conjurer le sort, derrière un chapelet de poncifs, l’on décèle un trauma inédit lié à l’irruption du fanatisme armé dans nos centres-villes. Cette phase symbolique commémorative – entre hypocrisie politique et émotion vraie – connut son apothéose dans les marches cathartiques du dimanche 11 janvier. Véritables exutoires à la peur collective, celles-ci laissèrent rapidement place à une incompréhension teintée d’effroi. En cause, les témoignages d’enseignants désemparés devant le gouffre moral les séparant de certains élèves – ces derniers affichant une méfiance, voire une défiance vis-à-vis de tout récit officiel.
Les récents attentats commis ou avortés mirent ainsi en évidence la vulnérabilité de notre civilisation et du fameux « vivre ensemble » : une intégration en panne conjuguée à la probabilité d’un péril imminent.
Pour pallier le danger d’une psychose collective dévastatrice, il nous faut d’une part réapprendre à penser le risque global et d’autre part nous interroger sur la crise de confiance que nous traversons.
En outre, la redécouverte d’un risque létal dans sa forme la plus injuste soulève d’autant plus nos coeurs que nous vivions dans une « société post-mortelle », comme la décrit Céline Lafontaine [1]. Une mort qui s’était jusqu’ici peu à peu effacée de l’espace public. Les mises en scène morbides d’exécutions relayées par nos médias tout d’abord, suivies des obsèques d’icônes du vivant, frivoles et légères, arrachées à la vie, à l’image du toujours juvénile Cabu, marquèrent progressivement son grand retour.
D’après Charles Michel, « la peur doit changer de camp » Aussi pour pallier le danger d’une psychose collective dévastatrice, il nous faut d’une part réapprendre à penser le risque global et d’autre part nous interroger sur la crise de confiance que nous traversons. La pensée d’Ulrich Beck, sociologue allemand disparu ce 1er janvier, est en mesure de nous aider en cette période plus que troublée. Beck s’est avant tout fait connaître pour son concept de « société du risque » [2]. Or, pour Beck, le risque ne signifie pas catastrophe, mais « la perception de la catastrophe future dans le présent ». Il revient dès lors au politique de gérer cette conjoncture critique en tenant compte d’un risque brouillant désormais les repères sociaux et spatiaux.
Toutefois, une généralisation des risques (variations climatiques, crise financière, terrorisme) pourrait, à terme, instaurer un état d’urgence illimité mettant en question les fondements même de l’ordre démocratique. Beck met en garde contre l’obsession de « simuler le contrôle de l’incontrôlable », craignant qu’un « totalitarisme sécuritaire » paraisse un jour raisonnable. Malgré le passage du niveau 2 au niveau 3, les réflexions autour d’un « Patriot Act » ou plan Vigipirate à la belge et la présence inédite de treillis militaires dans nos rues, nous n’en sommes pas encore là.
A l’ère du fanatisme globalisé, il n’est d’ailleurs pas interdit de s’inspirer de nos cousins britanniques qui durant le Blitz affichaient un flegme à tout épreuve : a stiff upper lip. Un flegme exigeant que face aux risques nouveaux et à la bêtise dotée d’armes de guerre, nous demeurions corrects et civilisés, quelle que soit la situation – et que nous réapprenions à faire société. « Sans la confiance des hommes les uns envers les autres, la société tout entière se disloquerait », estimait naguère Georg Simmel [3], autre sociologue d’outre-Rhin. Et c’est justement à une majorité jusqu’ici torpillée de toute part que revient aujourd’hui la lourde tâche de rétablir cette confiance.
[1] Céline Lafontaine, La société postmortelle, Paris, Seuil, 2008.
[2] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.
[3] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
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