Theo Francken (N-VA), Nicole De Moor (CD&V) et Alexander De Croo lors de la séance plénière à la Chambre de ce jeudi © BELGA PHOTO JONAS ROOSENS

Terrorisme, immigration et Islam, enjeux de campagne électorale après l’attentat de Bruxelles

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Après l’attentat islamiste de Bruxelles, le terrorisme, l’immigration et l’islam s’imposeront-ils comme des enjeux de campagne? Certains l’espèrent, surtout à droite d’autres le redoutent, surtout à gauche.

Dans un monde où il est plus important d’avoir l’air que de voir clair, le travail politique consiste à renforcer les clichés, les idées préconçues et les a priori, ou à se taire, jamais à les contester.

C’est ainsi que les différentes formations politiques ne sont jamais vraiment en lutte pour convaincre les électeurs de la pertinence de leur programme, mais plutôt pour émouvoir l’électorat sur des thématiques qui les servent. Les scientifiques appellent cela des «enjeux», dont ces partis sont «propriétaires», et pour lesquels ils ne doivent accomplir aucun effort de conviction et ne développer aucun raisonnement.

La politique, la vraie, impose ainsi de jouer avec la dissonance cognitive de l’électeur et non avec sa soif de connaissance, une campagne efficace mobilise ses émotions et non sa raison. Il ne faut surtout pas risquer de faire réfléchir son public.

Un politique qui essaie d’expliquer un phénomène a déjà perdu la bataille. Il est défait sur le terrain de la «mise à l’agenda» – comme disent, ici aussi, les scientifiques.

Lorsqu’un événement si tragique qu’un attentat terroriste ou une catastrophe naturelle frappe une société, celui que cet enjeu sert récupère immédiatement, celui qu’il dessert temporise, et cette temporisation lui est toujours reprochée par le récupérateur. Mais alors que le premier profite toujours, le second encaisse tout le temps.

Il est, bien sûr, souvent plus rationnel de temporiser avant de réagir.

Mais pas en politique, où le temps de l’analyse n’est pas celui de la récupération, celui de la réaction doit s’appuyer sur les émotions. Si bien que, dans les grands moments d’émotion politique, le propriétaire de cet enjeu consacrera davantage d’énergie à traquer les réactions de ses adversaires, profitables pour lui, nuisibles pour eux, et à faire durer les torts adverses, que de justifier de sa propre justesse.

Il est souvent plus rationnel de temporiser avant de réagir. Mais pas en politique.

C’est le jeu, ça pourrit le débat, ça oblige souvent à raconter n’importe quoi, les faits sont escamotés, la logique rationnelle est maltraitée, mais c’est comme ça.

La «contextualisation», un gros mot

Prenons un exemple ancien, d’abord, qui montre que les récupérateurs se trouvent dans absolument tous les camps: une catastrophe naturelle met l’environnement à l’agenda, au grand profit des écologistes. Ainsi, lorsque les inondations ravagèrent la Wallonie, Georges-Louis Bouchez avait-il été rudement secoué lorsqu’il s’était interrogé sur le lien entre ces inondations et le réchauffement climatique.

Cela n’avait en soi rien de stupide. Mais l’opinion publique n’était pas disposée à se le demander, et ses adversaires, réputés propriétaires de l’enjeu, s’en étaient aperçus.

Et ils ont passé davantage de temps à s’offusquer des torts de leur adversaire qu’à expliquer pourquoi il avait tort.

Les récupérateurs se trouvent dans absolument tous les camps.
Les récupérateurs se trouvent dans absolument tous les camps. © National

Venons-en maintenant aux terribles événements qui secouent le monde depuis deux semaines, et la Belgique en particulier, depuis le 16 octobre.

Un attentat terroriste islamiste met le «Law and Order» à l’agenda, au grand profit des partis de droite.

Il fait du rapport à l’islam un enjeu prioritaire du débat public, et c’est là aussi un avantage pour la droite. Il pose aussi la question migratoire avec une plus vive acuité, et c’est ici encore une aubaine pour les formations de droite.

Comme la volonté des propriétaires d’un enjeu est de maintenir le débat public sur un registre moral et émotionnel, et de prolonger cet état mental, elle s’est encore constatée après les attentats terroristes du Hamas.

La notion de «contextualisation» est désormais devenue un gros mot, synonyme de minimisation, voire de glorification, depuis qu’il a été prononcé par un professeur de droit international à la télévision, et qu’acteurs et observateurs de la droite francophone s’en sont insurgés.

Comme le politique ainsi, le savant n’aurait alors plus pour seul devoir que de commisérer, et plus d’expliquer ou d’analyser.

Et puisqu’il s’agit maintenant d’analyser les réactions des adversaires, non propriétaires, de l’enjeu, plutôt que l’événement lui-même, les propriétaires s’y déchaînent tellement que, sur le terrorisme islamiste, une personnalité de droite peut dire ce qu’elle veut mais une personnalité de gauche ne peut dire que ce que la droite veut.

Géométrie variable

Le soir du 16 octobre, acteurs et observateurs de la droite francophone se révoltaient ainsi contre chaque réaction politique de gauche qui ne caractérisait pas comme telle l’attaque terroriste islamiste du boulevard d’Ypres (Philippe Close a d’abord parlé de «fusillade», Paul Magnette n’a parlé que d’un «attentat terroriste»). Pendant ce temps, ni Alexander De Croo, ni Hadja Lahbib, ni Georges-Louis Bouchez ni aucun des deux frères Michel n’évoquaient le caractère islamiste de l’attentat sans que personne ne s’en offusque.

Une semaine plus tôt, à la Chambre, un incident similaire révélait cette géométrie variable, si typique des récupérateurs propriétaires. Alors que la socialiste Eliane Tilieux, présidente de la Chambre, introduisait le discours de politique générale d’Alexander De Croo, elle condamnait explicitement les attaques terroristes menées par le Hamas, et le chef de groupe N-VA l’interrompait pour exiger qu’elle condamne explicitement les attaques terroristes menées par le Hamas. Trois minutes et un charivari plus tard, le libéral Alexander De Croo entamait sa déclaration de politique générale en condamnant les actes du Hamas sans mentionner leur caractère terroriste et sans être interrompu.

Lors d’un attentat, jouir de sa propriété est difficile sur la durée.

Sur un événement à la fois si brutal et si tragique qu’un attentat commis par un radicalisé relativement isolé, jouir de sa propriété est toutefois difficile sur la durée. En faire un événement d’un plus grand processus, sur lequel on est incontestablement propriétaire, est en revanche plutôt faisable. Il sera plus efficacement convoqué en Flandre, où l’immigration était une des préoccupations principales des électeurs en 2019, qu’en Belgique francophone. Le dernier baromètre de La Libre et de la RTBF, début octobre, indiquait que cet enjeu restait le deuxième plus fréquemment cité par les Flamands, tandis que les Wallons ne l’évoquaient encore qu’à peine, et alors que la Wallonie accueille bien plus de demandeurs d’asile que la Flandre: les faits, en politique, comptent moins que le récit qu’on en fait.

Les faits, en politique, comptent moins que le récit qu’on en fait.
Les faits, en politique, comptent moins que le récit qu’on en fait. © National

Mais ce récit pendable pour l’adversaire, ici, peut intégrer un nouveau chapitre, et la tuerie de l’islamiste Abdessalem Lassoued en sera incontestablement un. L’attaque du Hamas sur Israël également. Les a priori sont bien campés, les titres de propriété rigoureusement notariés, et il n’est pas besoin d’argumenter pour les faire valoir.

Ce récit présente, sur le rapport à l’islam, les partis de gauche comme naïfs, voire complices face à l’islamisme. Et, sur la question migratoire, il dépeint les mêmes formations comme niaises, voire laxistes, face à l’immigration clandestine. Ce n’est, ni dans un cas ni dans l’autre, dénué de fondement factuel. Mais la qualification d’«électoralisme», elle, prolonge plus une émotion qu’elle ne couronne une argumentation.

Comme si, en Europe occidentale, soutenir le terrorisme rapportait des voix: s’il était aussi électoralement profitable que ça d’être associé au Hamas ou à un terroriste se revendiquant de Daech, aucun parti n’offrirait le cadeau de ce reproche à son adversaire.

Et comme si, en Europe occidentale, prôner l’ouverture des frontières était un filon: si les sans-papiers pouvaient voter, ils ne seraient pas sans-papiers.

Que ces deux enjeux, immigration et islam, restent à l’agenda politique francophone serait une catastrophe pour les partis de gauche, qui n’en sont pas propriétaires. Ce n’est pas un hasard si le président du MR Georges-Louis Bouchez se démultiplie, depuis lundi, afin de marteler ces éléments de langage, comme on peut le voir sur cette vidéo largement promue par les soins de son équipe de communication.

Retrouver le confort

Ils sont en revanche si confortables pour les formations de droite qu’il ne leur faut rien justifier. Depuis lundi soir, à droite, on explique que si Abdessalem Lassoued n’a pas été expulsé après son ordre de quitter le territoire, c’est à cause de la politique migratoire de gauche que mènerait la Belgique. Il y a trois semaines, la politique de la secrétaire d’Etat à l’Asile et aux Migrations, Nicole de Moore (CD&V) était pourtant considérée comme similaire à celle de son prédécesseur, Theo Francken (N-VA). Elle était même parfois réputée plus ferme et moins humaine.

Depuis lundi soir, à droite, on répète que la France se prémunit mieux de l’islamisme et des attentats que la Belgique. De tout aussi terrifiants attentats islamistes s’y sont pourtant produits il y a quelques jours.

Bref, si l’islam s’impose comme un enjeu de campagne, les partis que l’on accuse de faire campagne pour les musulmans perdront. Et si l’immigration s’ajoute à l’agenda, les partis que l’on accuse de faire campagne pour les immigrés perdront aussi.

C’est l’inéluctabilité de cette équation qui rend les partis de gauche plus timides que ceux de droite dès que ces thématiques émergent.

Qu’ils abîment la logique en soutenant que l’extrémisme religieux ou des attentats posés au nom d’une religion n’ont rien à voir avec une religion, ou qu’ils heurtent certains esprits en ne réagissant pas comme on voudrait qu’ils réagissent: dans les deux cas, ils attendent que ça passe, pour retrouver ailleurs leur confort de propriétaires.

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