Carte blanche
« Tenter de penser les Gilets Jaunes »
Les Gilets Jaunes ne cessent d’ouvrir de nouvelles perspectives à la pensée politique pour qui veut bien admettre que les situations qu’ils génèrent ne peuvent plus être balisées par les idéologies traditionnelles de contrôle social. Nous tentons ici de comparer le mouvement de la vague jaune avec les trois métamorphoses de l’esprit décrites par Nietzsche dans » Ainsi parlait Zarathoustra « .
Une vague jaune déferle sur la France. Ce n’est pas un tsunami rouge ou brun, non. C’est une vague et les bruns et les rouges nagent derrière. Cette vague puissante nous fait repenser à l’Elan Vital, à la Vie, ou au conatus ou à tout ce que l’on voudra qui inspire le mouvement de l’Histoire.
La vague jaune
Et face à cette vague, les constructions idéologiques traditionnelles sont débordées. Certes quelques gardiens des plages de la pensée rappellent dans un élan pseudo-intellectuel, mais fondamentalement réactionnaire, les antiennes du pouvoir en place: renoncer à l’homophobie, renoncer au fachisme, renoncer au complotisme, renoncer au racisme ou à l’islamophobie, renoncer au nationalisme.
Mais ces digues idéologiques n’arrêtent pas la vague emportée par la faim et nourrie par les privations. Tout au plus arrêteront-elles le ressac pour recommencer à l’infini leur travail d’immobilisation de la pensée.
La Vague jaune passe pourtant et se présente maintenant face au pouvoir et le pouvoir ne l’avait pas prévue. Tout comme le convive au restaurant étoilé avec vue sur la plage ne pensait pas que la Vague viendrait, si haute si vite. Entre deux bouchées, il s’étonne « Mais pourquoi la digue de la morale n’a-t-elle pas fait son office? ». Voilà la Vague en ville, puissante, informe, incompréhensible mais présente, ici, et là, à la fois.
Que va faire le riche client du restaurant huppé ? Mettre son maillot et se laisser emporter par la Vague? Comprendre que c’est elle la Vie et que lui n’est seulement que de passage. Non, bien sûr que non. Il n’a pas fini son repas, il n’a pas fini d’être servi. Il en veut plus, encore. Alors il exige que les serveurs épongent l’eau sous la porte, qu’ils placent des torchons pour empêcher la Vague jaune de venir perturber son repas. Les serveurs obtempèrent, ils se placent contre les portes vitrées et les retiennent pour ne pas que l’eau entre. Mais la Vague jaune passe. Les serveurs devront choisir leur camp avant que la Vague ne le fasse pour eux. En entrant dans le restaurant, le client les avait à peine salués. Les serveurs ont l’habitude d’être traités comme cela et puis… le client est si prestigieux! Comment lui refuser de manger paisiblement ? Il faut donc éponger et éponger encore. Travailler, sauver la réputation du restaurant. Sauver la République en acceptant un pourboire pour leur municipalité. Et surtout ne pas laisser entrer cette eau jaune.
Nous voyons cette vague et nous ne la comprenons pas. Les explications fournies par les commentateurs nous semblent être surtout la formulation de leurs fantasmes ou de leurs rengaines extrapolés de certains propos jaunes. Voilà pourquoi nous utilisons, provisoirement, les ressources de l’allégorie. Certes la Vague jaune résiste actuellement à notre entendement rationnel et moderne mais elle peut être pensée et nous pensons qu’elle doit l’être. Les trois métamorphoses de Nietzsche nous semblent un bon outil pour y parvenir: le chameau qui devient lion qui lui-même se transforme en enfant.
Nietzsche à notre secours
Le chameau d’abord. Cet animal qui dit « oui » à tout (plus exactement: « tu dois ») , que l’on peut charger encore, et encore. « Aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu’il veut nous effrayer »
Bien chargé, avec encore une petite taxe de plus, pour la route ou pour le diesel, le chameau se hâte vers le désert, vers son désert. Et c’est là, au fond de rien que se produit la seconde métamorphose. « Il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert. ». Et comment ne pas relire les événements de ces derniers mois à l’aune de cette phrase: « Il cherche ici son dernier maître: il veut être l’ennemi de ce maître comme il est l’ennemi de son dernier dieu ». C’est le lion, aussi jaune que certains gilets, le lion qui s’oppose et qui se rebelle, celui qui va dire « je veux ». Il n’a pas encore les moyens de définir clairement ses choix mais il lui faut une puissance colossale pour se lever et combattre le dragon « tu dois ». Le dragon sur lequel brillent en écailles dorées toutes les morales: « tout ce qui est valeur brille sur moi ». Il ne peut pas exister d’autres pensées légitimes que celles que porte le système. Le gilet jaune donc ne peut pas être défini comme autre chose qu’un lion, une bête féroce qu’il faut éloigner du bon peuple, qu’il faut caser derrière des barricades. Et voilà peut-être comment comprendre ce dragon nietzschéen. N’est-ce pas dans ce dragon que l’on trouve les commentateurs qui traitent le lion jaune de fasciste, de marxiste, de complotiste… ?
Nietzsche résume la pensée du Lion en un « je veux » tumultueux et puissant. « Créer des valeurs nouvelles – le lion même ne le peut pas encore, mais se rendre libre pour la création nouvelle – c’est ce que peut la puissance du lion ».
La Vague va passer. Le Lion va continuer sa rébellion. Et si ce ne sont pas les gilets jaunes, ce seront les pantalons bleus ou les casquettes vertes. Peu importe, l’esprit connaitra sa dernière métamorphose. Il deviendra « enfant » il créera sa propre vie et la dansera: « une roue qui roule d’elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation ». Le chameau et le lion auront disparu, au moins pour quelques temps.
Bien entendu, le problème c’est que nous ignorons si ce mouvement est réellement en marche ou bien s’il ne s’agit que d’une péripétie socio-politique. La révolution a si souvent échoué, tellement souvent d’ailleurs qu’elle est peut-être tout simplement impossible.
Lion jaune
Cette vague jaune ne se laisse pas récupérer par des partis ni même enfermer dans des concepts. Il se passe bien quelque chose de neuf.
Mais lorsque l’on observe les faits, tels qu’ils sont relayés par les médias, les victoires engrangées par la Vague jaune sont colossales: des manifestations géantes et répétées, un gouvernement qui plie et se rétracte, un « grand débat »… Et surtout cette Vague ne se laisse pas récupérer par des partis ni même enfermer dans des concepts. Il se passe bien quelque chose de neuf. Le lion se bat contre le dragon et cette lutte est féroce, pas seulement, dans les rues de Paris. « Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles – c’est la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. En vérité c’est là un acte féroce, pour lui, et le fait d’une bête de proie. »
En soi cette férocité n’est pas surprenante car la lutte est engagée non seulement contre le pouvoir en place mais également contre le système lui-même, contre le dragon qui s’est installé et a pris les atours de la démocratie.
La lutte, et c’est très sensible sur les plateaux de télévision, n’est pas seulement socio-politique, elle est aussi idéologique. Le lion jaune semble voir les dogmes de l’économie libérale, gravés en lettres géantes sur les écailles du dragon: « Tout ce qui est valeur a déjà été créé, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées ». Peut-on encore penser l’économie en dehors de sa vision exclusivement libérale ? Et si le dragon, de toutes ses écailles, affirmait que non ? Le lion jaune rugit contre l’idéologie des autres mais il ne développe pas la sienne.
Nous ne pouvons pas affirmer, bien sûr que cette comparaison est raison. Mais la relecture nous semblait intéressante. Et comment conclure autrement qu’avec Nietzsche: « l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui est perdu au monde veut gagner son propre monde. »
Par François-Xavier Heynen, docteur en philosophie
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