Caroline Sägesser
Te Deum, défilé militaire: quelle fête nationale pour le 21e siècle ? (carte blanche)
Chaque année, la célébration d’un Te Deum à la cathédrale des Saints-Michel-et-Gudule à Bruxelles en présence de la famille royale, du Premier ministre et d’autres personnalités suscite des critiques dénonçant une infraction au principe de neutralité de l’État. Cette année, celles-ci ont été particulièrement vives, étant donné l’actualité récente à propos de ce thème. Cette cérémonie pose-t-elle effectivement un problème ? Et est-ce le seul élément des festivités du 21 juillet à poser question ?
L’actualité récente a été marquée par au moins deux dossiers qui ont mis en débat la portée de la neutralité de l’État. Il y a d’abord eu les vifs débats autour de la condamnation de l’entreprise de transport public bruxelloise, la STIB, par le tribunal du travail de Bruxelles, le 3 mai dernier, pour discrimination à l’embauche d’une femme portant le foulard islamique. Il y a ensuite eu la nomination d’Ihsane Haouach, elle aussi une femme portant le foulard islamique, comme commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, suivie de sa démission.
Ces deux affaires ont généré beaucoup d’émotion, et ont illustré combien les questions relatives à la place de la religion dans l’espace public et au caractère neutre (voire laïque) de l’État étaient encore mobilisatrices pour l’opinion. Certains ont toutefois estimé qu’il fallait y voir un rejet spécifique de la religion islamique et ont soutenu que, globalement, les catholiques, pratiquant la religion historique de la Belgique, bénéficiaient d’une plus grande latitude dans l’expression publique de leurs convictions. Celle-ci serait même soutenue par les pouvoirs publics, notamment lors de fêtes du calendrier catholique comme la Noël. Et quelle meilleure illustration y aurait-il de cette proximité entre l’Église catholique et l’État, de cette « catho-laïcité », que la célébration du Te Deum le 21 juillet ?
Le Te Deum, une action de grâce
Si celui de Bruxelles est le plus médiatisé, un Te Deum est une action de grâce qui est chantée dans de nombreuses églises du pays le 21 juillet : la soeur du roi et son mari, la princesse Astrid et le prince Lorenz, ont assisté au Te Deum à la cathédrale Saint-Quentin de Hasselt, tandis que leur frère, le prince Laurent, se rendait à Mons, à la collégiale Sainte-Waudru, pour la même cérémonie. Le Te Deum est également chanté le 15 novembre, pour la fête du Roi. Au 19e siècle, un Te Deum était chanté également à d’autres occasions, comme la naissance d’un héritier royal.
Cette tradition s’enracine dans une époque où le trône et l’autel marchaient main dans la main pour conduire le pays. Après la conclusion du Concordat de 1801 par Napoléon et le pape Pie VII, le pouvoir politique a définitivement pris le dessus et a dicté à l’Église catholique les moments appropriés pour ces actions de grâce. Par exemple, un décret du 19 février 1806 fixa la Saint-Napoléon au 15 août et imposa le chant d’un Te Deum pour sa célébration. Retour de balancier, en 1815, le duc d’Ursel, commissaire général aux Affaires intérieures du gouvernement provisoire nommé par le prince d’Orange, imposera de faire chanter un Te Deum pour célébrer la victoire de Waterloo !
On le voit, cette pratique du Te Deum est à l’origine davantage l’expression d’une forme de sujétion de l’Église à l’État, et qui se poursuivra après 1830 pour marquer le soutien de la grande majorité des catholiques à la nouvelle Belgique. C’est donc tout naturellement que, lorsque le roi Léopold II décida de fixer la fête nationale au 21 juillet, jour anniversaire de la prestation de serment de son père comme premier Roi des Belges (décision qui fut officialisée par la loi du 27 mai 1890), et non plus au 27 septembre, date qui charriait un relent par trop révolutionnaire, on décida d’inaugurer la journée par le chant d’un Te Deum dans les églises du pays. À cette époque, l’immense majorité des Belges étaient encore catholiques et pratiquants. Les anticléricaux n’y voyaient alors pas une infraction au principe de séparation de l’Église et de l’État, mais plutôt une manifestation de l’autorité du second sur la première.
Un retournement symbolique
Au 21e siècle, le Te Deum apparaît désormais volontiers comme une infraction à ce principe ainsi qu’à celui de neutralité. L’infraction ne se situe pas tant dans le fait que la famille royale et les autorités assistent, de façon passive, à cette cérémonie, qui n’est pas un culte à proprement parler, mais bien dans le fait que les pouvoirs publics – généralement les gouverneurs de province – invitent officiellement à cette cérémonie. À côté des difficultés que présente cette organisation officielle par rapport au principe de séparation de l’Église et de l’État (qui est chez nous plutôt relatif qu’absolu, si l’on se réfère à l’article 21 de la Constitution), elle pose question par rapport au principe de neutralité, entendu comme la mise sur le même pied des croyants de toutes les religions (ainsi que des non-croyants) : si l’ensemble des cultes reconnus intègrent dans leur liturgie, d’une façon ou d’une autre, prières ou pensées pour le salut de la Belgique et de son Roi, il n’y a que rarement une présence de personnalités politiques aux cérémonies autres que catholiques et il n’y a aucun caractère officiel dans l’organisation de celles-ci. Ajoutons encore que le Te Deum pose également un problème par rapport au principe de liberté d’exercice du culte puisque, en quelque sorte, l’autorité civile dicte cette obligation à l’Église catholique.
La question du maintien du Te Deum a été examinée sous le premier gouvernement dirigé par Guy Verhofstadt (coalition VLD/PS/Fe?de?ration PRL FDF MCC/SP/Écolo/Agalev, 1999-2003). S’il a été décidé que le Te Deum du 15 novembre ne serait plus organisé par l’autorité civile, la coalition arc-en-ciel a par contre choisi de ne pas modifier le déroulement de la fête nationale du 21 juillet. La question a été jugée délicate. Peut-être le Palais royal a-t-il fait connaître son attachement à ce rituel. Ou peut-être a-t-on alors manqué d’imagination pour le remplacer. Quoi qu’il en soit, le correspondant à Bruxelles du journal Le Monde a pu écrire, le 20 juillet 2001 : « La fête nationale, son défilé militaire, son feu d’artifice et son Te Deum : la tradition du 21 juillet ne sera pas modifiée cette année, en Belgique, au grand désappointement de ceux qui comptaient sur le gouvernement arc-en-ciel pour délester le pays d’une pesante tradition, mélange de royalisme, de patriotisme désuet et d’un catholicisme qui n’est plus triomphant ».
Une pratique peu courante
Vingt ans plus tard, peu de choses ont changé dans l’organisation d’une fête nationale qui est également toujours marquée par le Te Deum et le défilé militaire, qui s’est fait aussi civil : une place de plus en plus grande est réservée aux services de sécurité et de police, à la protection civile et aux services de secours. Cette année, l’accent était mis sur les héros de la lutte contre le Covid et les récentes inondations. L’organisation du défilé militaire remonterait à 1905, et il a véritablement acquis ses lettres de noblesses après la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la Guerre froide.
Si Te Deum et défilé militaire (et civil) sont associés au 21 juillet dans notre esprit, il faut souligner que ces cérémonies religieuse et militaire ne marquent pas forcément les fêtes nationales d’autres pays. En ce qui concerne le Te Deum, même la très catholique et monarchique Espagne ne l’organise pas le jour de la fête nationale, le 12 octobre, jour où se déroule un défilé militaire ; les Te Deum étaient fréquents dans l’Espagne franquiste, ils se font plus rares aujourd’hui. Le chant d’un Te Deum le jour de la fête nationale semble être une tradition que l’on ne rencontre plus guère qu’en Belgique et dans certains pays d’Amérique latine. Quant au défilé militaire, dont l’archétype demeure celui du 14 juillet sur les Champs-Élysées, il n’est pas tellement répandu non plus. Si dans des régimes totalitaires comme la Chine, la Corée du Nord ou la Biélorussie, les défilés militaires atteignent des sommets de démesure, dans les démocraties, ils ne sont nullement la règle. En Allemagne (de l’Ouest puis réunifiée), les défilés militaires n’existent plus depuis 1945. Des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis ne les ont jamais connus, leur préférant des parades à caractère festif pour le jour de la Reine ou le 4 juillet. En 2019, la décision du président Trump, impressionné par le défilé militaire français auquel il avait assisté l’année précédente, d’organiser une parade militaire à Washington pour la fête nationale a été largement critiquée et ne connaîtra probablement pas de répétition, en tout cas dans un avenir proche.
Une possible modernisation ?
Défilé militaire et Te Deum peuvent ainsi apparaître un peu décalés, tant par rapport à leur époque qu’au vu de la pratique habituelle des célébrations de la fête nationale dans les autres pays européens. À nos cérémonies religieuse et militaire, ne pourrait-on substituer une cérémonie civile et l’organisation d’un grand événement culturel et festif, qui viendrait s’ajouter au bal populaire de Bruxelles, (annulé cette année par respect pour les victimes des inondations) ? On pourrait concevoir qu’une cérémonie officielle se déroule au Palais de la Nation, siège du Parlement fédéral, et que des membres du personnel de la Défense, de la police, des soins de santé et d’autres encore soient ensuite mis à l’honneur et remerciés lors d’une réception au Palais royal. On pourrait imaginer que ces cérémonies soient suivies par un grand défilé-spectacle, associant des artistes venus de tous les coins du pays. Qui pourra nier qu’aujourd’hui, le monde de la culture a particulièrement besoin du soutien des pouvoirs publics ou qu’il peut offrir l’une des manières d’illustrer la diversité et la richesse du pays ? Que la culture soit principalement une compétence des Communautés dans notre État fédéral ne devrait pas constituer un obstacle, au contraire : le 21 juillet est la fête de toute la Belgique et pas seulement de l’Autorité fédérale. Ne serait-ce pas un projet intéressant que d’associer, chaque année, les entités fédérées à la préparation des fêtes du 21 juillet ? Le gouvernement d’Alexander De Croo a mis sur les rails un ambitieux projet de réforme de l’État à l’horizon 2024, et évoque une nouvelle dynamique pour la Belgique à l’horizon de son bicentenaire, en 2030. Repenser l’organisation de la fête nationale pourrait s’insérer dans ce cadre. On le voit, la question de la compatibilité de l’organisation du Te Deum avec la neutralité de l’État n’est pas la seule, ni sans doute même la principale question à se poser avant le 21 juillet 2022.
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