Stéphane Moreau, le chevalier qui embarrasse le Palais
En avril 2016, le roi Philippe a nommé Stéphane Moreau chevalier de l’Ordre de la Couronne. Problème : le bourgmestre d’Ans ne pouvait légalement pas recevoir cette distinction honorifique car il est visé par plusieurs procédures judiciaires. Paul Furlan et Paul Magnette ont pourtant validé sa candidature au nom du gouvernement wallon.
C’est une nouvelle affaire dont le gouvernement wallon se serait volontiers passé, tant le scandale Publifin et ses multiples ressacs le secouent déjà à foison. Mais voilà : l’arrêté royal a été publié en catimini le 6 avril au Moniteur. Ce texte, signé par le roi Philippe le 28 avril 2016, vise trois mandataires publics et 34 agents communaux (employés, ouvriers, infirmières, bibliothécaires…) issus d’une dizaine de communes wallonnes. Leur point commun ? Tous sont royalement honorés par un grade de l’Ordre de la Couronne. Parmi les élus, deux échevins de Thimister-Clermont et Stéphane Moreau, bourgmestre PS d’Ans et patron de Nethys. C’est à l’occasion de ses » cinq années de mandat de bourgmestre le 28 mars 2016 » qu’il est nommé chevalier de l’Ordre de la Couronne par le roi, à la demande du Service public de Wallonie (SPW). Institué par les décrets des 15 octobre 1897 et 25 juin 1898, l’Ordre de la Couronne » est octroyé en raison de mérites artistiques, littéraires, scientifiques, dans la sphère des intérêts commerciaux et industriels ou pour des services rendus au pays « , précise le Service public fédéral Affaires étrangères. En tant que bourgmestre, c’est donc » pour des services rendus au pays » que Stéphane Moreau est récompensé. En pleine commission d’enquête Publifin, où l’Ansois est suspecté d’avoir joué un rôle dans la mise en oeuvre, dès 2006, des premiers comités de secteur destinés à rémunérer des mandataires pour ne rien faire (ou presque).
L’Ordre de la Couronne est l’un des trois ordres honorifiques qui existent au niveau national, entre l’Ordre de Léopold créé en 1832 (le plus prestigieux) et l’Ordre de Léopold II institué en 1900 (le moins éminent). Chacun est subdivisé en plusieurs » grades « . L’Ordre de Léopold en compte cinq, celui de la Couronne dix, et celui de Léopold II huit. Ce qui donne une hiérarchie honorifique à 23 niveaux. Le grade de chevalier correspond au cinquième niveau de l’Ordre de la Couronne. Et donc à la dixième marche du podium de l’honneur national.
Cette récompense, assez classique pour des bourgmestres, est attribuée sur la base de propositions du Service public de Wallonie (SPW), sous la tutelle du ministre des Pouvoirs locaux. Aucun candidat ne peut être proposé s’il est impliqué dans des procédures judiciaires. L’article 11 de la loi du 1er mai 2006 relative à l’octroi de distinctions honorifiques dans les ordres nationaux est très claire : » Les personnes faisant l’objet d’une procédure judiciaire en matière pénale – information ou instruction – ou disciplinaire ne sont pas proposées pour une distinction dans les ordres nationaux avant l’issue de cette procédure. » Or, lorsque la candidature de Stéphane Moreau a été transmise le 21 mars 2016 à la chancellerie du Premier ministre par la directrice du département des ressources humaines du SPW, l’Ansois se trouvait dans le collimateur de la justice. La presse avait largement médiatisé la vague de perquisitions du 30 novembre 2011 qui avait ciblé le patron de l’intercommunale Tecteo (future Publifin). L’appartement privé de Stéphane Moreau avait été perquisitionné, ainsi que ses bureaux à l’administration communale d’Ans et chez Tecteo. Dans ce vaste dossier judiciaire, qui s’est notamment penché sur le fonctionnement d’Ogeo Fund (fonds de pension de Publifin), Stéphane Moreau a été inculpé en juin 2014 pour détournement de véhicules usagés (il est soupçonné d’avoir mis à la disposition de l’un ou l’autre camarade de parti des camionnettes Tecteo pour leurs campagnes électorales).
Le patron de Nethys est par ailleurs au centre de deux autres instructions judiciaires en cours : les dossiers » Ethias » et » Plateau « . Ils ont éclaté dans la presse en octobre et novembre 2014, dans les deux cas à la suite de perquisitions. Dans le dossier » Ethias « , Stéphane Moreau aurait demandé la confection d’un faux contrat d’assurance antidaté pour couvrir les dégâts causés par la chute d’un de ses arbres sur la véranda d’un voisin. Dans le dossier » Plateau « , il est suspecté d’avoir artificiellement gonflé de dix ans l’ancienneté de sa maman à la Société de logement du Plateau, dont il est vice-président à Ans, pour lui assurer une pension confortable. Un quatrième dossier, ouvert fin 2016, en est au stade de l’information judiciaire. Stéphane Moreau est soupçonné d’être à l’origine du mécanisme défaillant des comités de secteur Publifin. Fin mars dernier, L’Echo annonçait qu' » un réquisitoire contre Stéphane Moreau est en phase de finalisation « .
La monarchie écornée
Comment se fait-il qu’avec toutes ces enquêtes sur le dos, et même bien sûr toujours présumé innocent, le patron de Nethys soit passé entre les mailles du filet ? L’article 12 de la loi sur les distinctions honorifiques précise pourtant que » les propositions d’octroi de distinctions aux mandataires publics élus, à quelque niveau de pouvoir que ce soit, ne sont soumises au roi qu’après avoir été dûment contrôlées par le service public responsable. » Ici, l’acte de candidature a été validé par le SPW puis signé, » au nom du Gouvernement wallon « , par deux hommes : Paul Furlan, alors encore ministre des Pouvoirs locaux, et Paul Magnette, ministre-président de la Région wallonne. Ensuite, » les états de proposition présentés par le Membre de Gouvernement compétent (NDLR : Paul Furlan, donc) sont soumis au Premier ministre qui les contresigne et les transmet au cabinet du roi « , précise l’arrêté royal fixant les règles et la procédure d’octroi de ces distinctions honorifiques.
Résultat des courses, avec cette distinction octroyée à Stéphane Moreau, l’institution royale semble récompenser un mandataire inculpé pour détournement dans un dossier judiciaire. Pierre-Emmanuel De Bauw, porte-parole du Palais royal, ne nous cache pas sa surprise mais ne souhaite pas commenter la situation : » Cette matière est du ressort du Service public de Wallonie et il convient de s’adresser aux autorités politiques compétentes, à savoir le gouvernement wallon. »
Magnette » s’en contrefout »
Paul Furlan » ne pense rien » de cette étonnante nomination de Stéphane Moreau. Il nous affirme ne pas savoir comment le système des distinctions honorifiques fonctionne : » Franchement, au risque de paraître idiot, je préfère dire que je ne sais pas plutôt que de dire n’importe quoi. Appelez l’administration. » D’après la loi, la responsabilité du contrôle des candidats lui incombait en tant que ministre des Pouvoirs locaux ayant la tutelle sur la Direction générale opérationnelle des pouvoirs locaux (DGO5) du SPW. » J’assume « , enchaîne-t-il. Questionné sur l’inconfort dans lequel la situation plonge l’institution royale, Paul Furlan » n’en pense vraiment rien du tout « . Il nous écrira ultérieurement pour préciser que » c’est l’employeur qui introduit la demande (NDLR : de distinction honorifique), dans ce cas-ci la commune, à l’administration régionale. Le ministre-président wallon et le ministre des Pouvoirs locaux remettent un avis. C’est le Premier ministre qui signe l’arrêté et qui octroie donc la distinction honorifique. » A la chancellerie du Premier ministre, on rétorque que Charles Michel » n’a absolument aucune marge de manoeuvre » dans cette procédure. » Il doit signer, lorsqu’une entité fédérée le demande. »
Quant au ministre-président wallon, Paul Magnette, il s’exonère de toute responsabilité : » Des demandes de décorations honorifiques, j’en signe des piles tous les jours. Des centaines et des centaines. Donc ça a dû être dans le paquet. Je ne savais même pas que j’avais signé ce bazar et qu’il y avait le nom de Stéphane Moreau dedans. » Interrogé sur le caractère embarrassant de cette nomination a priori illégale pour Paul Furlan et le SPW d’une part (qui n’ont semble-t-il pas joué leur rôle de contrôleur), et pour l’institution royale d’autre part (qui semble cautionner un élu inculpé), Paul Magnette ne mâche pas ses mots : » Mais je m’en contrefous ! C’est la vérité pure et simple, vous pouvez écrire ça ! Ce sont des décorations délivrées de manière complètement automatique, personne ne s’intéresse à ce genre de choses. »
Décoré deux fois illégalement
Le principal intéressé, Stéphane Moreau, déclare pour sa part avoir été décoré à l’insu de son plein gré : » Je ne connais rien à cette distinction que je n’ai évidemment pas sollicitée. Elle doit relever de l’application automatique de critères d’ancienneté. » Mais Laurence Zanchetta, porte-parole du SPW, contredit cette version des faits. Et tente de minimiser la responsabilité de l’administration wallonne : » C’est le collège communal d’Ans qui a introduit la demande de distinction honorifique pour monsieur Moreau le 16 février 2016. Je trouve quand même bizarre que le collège ait proposé le nom d’une personne dont tout le monde sait qu’elle est inculpée et sous le coup de plusieurs enquêtes judiciaires. »
C’est la deuxième fois que Stéphane Moreau reçoit une distinction honorifique à laquelle il n’aurait légalement pas pu prétendre. Un arrêté royal du 19 novembre 2012 l’avait nommé chevalier de l’Ordre de Léopold II. En tant qu’échevin à la commune d’Ans. Sa candidature avait été remise dix mois après les perquisitions dont il avait fait l’objet dans le dossier Tecteo. Est-ce pour redorer le blason de Stéphane Moreau et affermir l’honorabilité dont il a tant besoin pour diriger Ogeo Fund que le collège d’Ans a sollicité ce titre honorifique en septembre 2012 ? Car l’ex-homme fort du PS liégeois aurait pu y prétendre dès… 2005, année où il remplissait déjà les critères d’octroi figurant dans son dossier (avoir au moins 40 ans et 15 années de mandat). En tout cas, il a été décoré deux fois en moins de quatre ans sans que personne ne s’aperçoive qu’il ne pouvait pas l’être. Un coup royal.
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