Carte blanche
Sortir du pessimisme écologique : réponse aux 400 ingénieurs
Dans un article publié il y a trois semaines dans la Libre Belgique, nous défendions l’idée qu’une société écologique authentique ne peut émerger que dans le cadre d’une société économique développée et prospère à même de financer des technologies avancées (et certainement pas dans une économie décroissante ou à croissance nulle).
Cet article a suscité maintes réactions : courriers de lecteurs, interviews, réactions politiques et 5 ou 6 cartes blanches dont, en particulier un article paru vendredi passé et cosigné par 400 ingénieurs. Comme il s’agit d’un débat de société important entre deux projets de société distincts, nous aimerions prolonger cette réflexion ici.
A l’adresse de ces ingénieurs, nous entendons dissiper trois malentendus. Notre position n’est pas « solutionniste » : nous n’avons pas écrit que la technologie et les forces du marché résoudront, à elles seules, tous nos problèmes sociaux et environnementaux. Nous ne prétendons pas non plus que notre mode de vie doit demeurer inchangé. Au contraire, nous avons vigoureusement plaidé pour la décarbonation, le verdissement, l’économie collaborative, les circuits courts, etc. Enfin, nous pensons que l’aggravation de la pollution de la planète est l’une des conséquences directes de l’industrialisation mais nous ajoutons que – passé un certain stade de développement économique – atteint par nous mais pas encore par le tiers-monde, le processus s’inverse grâce à une prise de conscience, des réglementations, des moyens financiers et des innovations technologiques. Ce phénomène a été théorisé par la courbe en U renversé portant le nom du prix Nobel d’économie Simon Kuznets. Il est empiriquement fondé sur de nombreuses données. Ainsi, la fameuse agence gouvernementale américaine en matière environnementale (EPA) a, dans un rapport examinant la période 1980 à 2011, noté que le PIB a augmenté de 128%, la consommation d’énergie de 26% et la population de 37% alors que, durant cette même période, le total des émissions des 6 principaux agents polluants chutait de 63%. Une méta-analyse de 2011 reprenant 878 observations tirées de 105 études empiriques sur la courbe de Kuznets établit clairement cette corrélation. Même constat à Bruxelles : un document parlementaire du 28 octobre 2016 reprend des chiffres de Bruxelles-Environnement[1] montrant clairement une chute spectaculaire de ces agents polluants au cours des 25 dernières années à Bruxelles. Nous constatons par ailleurs que ces ingénieurs admettent que l’innovation technologique a permis une « amélioration substantielle du confort de vie de la population » et « en particulier dans le développement de technologies plus respectueuses de l’environnement ».
Le désaccord porte en réalité sur le point suivant : c’est, disent-ils, « le système consumériste qu’il faut remettre en cause afin de réduire la production de biens et d’énergie pour se recentrer sur ce qui est vraiment essentiel à notre confort de vie ». Nous partageons évidemment l’idée que certaines choses sont plus essentielles que d’autres à notre confort mais c’est à chaque individu qu’il appartient de tracer la frontière entre ce qui lui est nécessaire et superflu. Notre thèse est qu’il est dangereux et contreproductif de contraindre les gens à consommer moins et donc à freiner la croissance qui, orientée par des objectifs environnementaux contraignants mais technologiquement neutres, nous conduit à une société sans pollution. La croissance économique est, il est vrai, la cause historique de l’aggravation de la pollution mais elle en est surtout la solution. Comme l’écrivait le poète Holderlin : « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». A ce titre, la consommation n’est pas, comme on va le voir, une mauvaise chose en soi. Bien au contraire.
Si l’état de l’environnement s’est aggravé au tiers-monde, c’est avant tout en raison de leur décollage économique plutôt que parce que nous y avons délocalisé nos usines comme le prétendent ces ingénieurs. Cette thèse de l’historien Fernand Braudel (le tiers-monde, périphérie et manufacture des centres économiques occidentaux) a perdu aujourd’hui beaucoup de sa pertinence : désormais, les usines du tiers-monde servent surtout à répondre aux besoins des 5 ou 6 milliards de personnes qui y vivent. Et, encore une fois, ces pays n’ont pas encore atteint le stade de développement où la courbe de pollution s’inverse : dès lors, ils ne peuvent pas encore se permettre une législation environnementale exigeante comme la nôtre car elle leur serait socialement suicidaire. Quant à nous, un enjeu industriel majeur de l’Union Européenne est précisément de faire revenir nos usines sur le continent grâce aux technologies propres, la robotisation, l’IA, les imprimantes 3D, etc.
Les cosignataires mobilisent deux arguments qui sont corrects pour, malheureusement, déboucher sur une conclusion à notre sens inexacte : l’effet rebond et les limitations physiques des systèmes nous obligent, prétendent-ils, à remettre en cause notre mode de vie consumériste.
Qu’est-ce que « l’effet rebond » ? Quand une technologie parvient à rendre une ressource plus efficiente, moins chère, plus accessible, etc., il en résulte non pas une diminution de la consommation mais une augmentation de celle-ci car les gens augmentent leurs exigences de confort, ce qui revient à annuler les gains technologiques. Dès lors, à quoi bon innover si c’est pour gaspiller immédiatement les ressources et l’énergie épargnées ? Encore appelé « paradoxe de Jevons », ce phénomène correspond parfaitement à ce qu’on observe depuis deux siècles dans le monde. Mais est-ce nécessairement une mauvaise chose ? L’économie de subsistance a cédé la place à une économie d’abondance au XIXème siècle lorsque la force motrice a été remplacée par la machine à vapeur, puis par le moteur à explosion, le coeur nucléaire, etc. Cependant, même si ses conditions de travail se sont grandement améliorées et si le temps passé à travailler a diminué, l’homme a naturellement préféré continuer à travailler et à accroître son confort plutôt qu’auto-limiter sa consommation. Ce faisant, il a fait reculer considérablement – et continuer à faire reculer – la pauvreté, la misère, l’analphabétisme, la maladie et la mort partout dans le monde.
Selon nous, l’effet rebond – qui correspond à l’impossible saturation du désir humain – est donc une excellente chose en ce qu’il nous permet de rebondir plus rapidement vers cette société écologique. Les objectifs environnementaux de l’Union Européenne nous y conduisent tout autant qu’une propension inhérente aux sociétés riches. En effet, contrairement à ce qu’on affirme souvent, la croissance n’est pas en elle-même sa propre fin, une volonté d’accumuler pour accumuler. Nous pensons qu’elle permet, au niveau collectif, à une société de se hisser au sommet de la pyramide de Maslow, c’est-à-dire l’échelle des besoins. Une fois satisfaits les besoins primaires (physiologiques, de sécurité, etc.), une société aspire à améliorer son cadre de vie et à s’accomplir en poursuivant des ambitions plus hautes et plus nobles : dépolluer la mer, protéger les espèces menacées, sauver la forêt amazonienne, explorer l’univers, etc. Passé un certain stade, la croissance économique devient verte : correctement régulée, elle se dématérialise et devient circulaire.
Mais, poursuivre la croissance – même verte – ne nous conduit-il pas directement vers l’épuisement des ressources ? C’est le second argument de ces ingénieurs : vu que tout système est limité physiquement, ne faut-il pas limiter désormais la consommation avant qu’il ne soit trop tard ? C’est une vraie question évidemment. Mais, de même que Che Guevara estimait que, telle une bicyclette, une révolution qui n’avance pas est une révolution qui tombe, nous pensons que geler autoritairement le développement économique aurait des conséquences humainement désastreuses. On nous rétorquera peut-être qu’il suffirait de freiner la croissance. Mais cela reviendrait à retarder la survenance de la société écologique et à accroître la somme des dégâts environnementaux. Pour notre part, nous sommes optimistes car nous constatons que, quand une ressource s’épuise, son prix augmente et cet aiguillon économique pousse inventeurs, ingénieurs, entrepreneurs et investisseurs à trouver un substitut leur permettant de combler une demande insatisfaite. C’est ce que l’homme a toujours fait depuis des siècles. Ce n’est jamais facile mais, malgré de nombreux échecs, des solutions sont toujours trouvées dans une société libre et la résolution du problème nous place dans une situation meilleure que celle qui prévalait avant la survenance de ce dernier. Cela signifie que nous avons besoin de problèmes pour avancer. La crainte d’une pénurie future est l’un des plus puissants moteurs de la recherche technologique : la consommation conduit au progrès. Ce problème n’est pas neuf : Stanley Jevons (1835-1882) lui-même, le découvreur de l’effet rebond, pensait que l’augmentation de la consommation conduirait tôt ou tard à la pénurie. Selon lui, l’industrie anglaise allait s’arrêter en raison de l’épuisement du charbon. Or, quantité d’autres sources d’énergie ont été découvertes depuis et nous consommons toujours du charbon… De la même façon, la crise pétrolière des années 70 conduisit à la construction un peu partout de centrales nucléaires. Demain, l’industrie renouvelable prendra probablement le relai ainsi qu’une multitude d’autres filières propres en gestation aujourd’hui.
Les cosignataires invoquent l’argument de la loi des rendements décroissants. Cette dernière établit que le coût d’exploitation d’une ressource (minerai, pétrole, gaz, etc.) augmente à mesure que la ressource devient moins accessible. C’est vrai. Mais, ces ingénieurs étendent ce constat micro-économique au niveau macro-économique : or, en économie, des rendements décroissants à petite échelle peuvent coexister avec des rendements croissants à large échelle. Par exemple, prélever du pétrole d’un puits particulier, augmente progressivement le coût des barils futurs (on creuse plus profond, etc.). Par contre, prélever du pétrole de tous les puits (il y en a près de 40.000 dans le monde), aboutit à long terme – toutes les données le prouvent – à une diminution du coût moyen d’exploitation par baril. Pourquoi ? Parce qu’à force d’exploiter une ressource, on trouve des technologies extractives plus performantes et plus efficientes au niveau énergétique, on parvient à raffiner des stocks considérés auparavant comme impropres à la consommation, etc. Prélever du pétrole aujourd’hui coûte moins cher qu’en prélever il y a quelques décennies, raison pour laquelle, malgré une demande croissante, le prix du brut ne suit pas cette tendance haussière.
Ce que ces ingénieurs oublient, c’est que le mécanisme des prix dans une économie libre est le meilleur régulateur. Cette erreur est ancienne : ces auteurs ne nous en voudront pas de les comparer aux chercheurs du MIT qui ont publié le rapport du Club de Rome en 1972 (après tout, le MIT totalise 78 prix Nobel parmi ses anciens étudiants). Intitulé « Limites à la croissance », ce rapport a surtout prouvé les limites du raisonnement de certains ingénieurs dans le champ économique. Leurs prédictions, basées sur de brillantes modélisations, se sont avérées fausses. Ainsi, ils estimaient par exemple que les réserves connues de pétrole se chiffraient à 445 milliards de barils en 1972 (soit 31 ans de réserves au rythme de consommation de 1972 mais à peine 20 ans en raison de l’augmentation de la consommation anticipée par le MIT). Depuis lors, le pétrole est toujours exploité et le monde a produit… 1.190 milliards de barils. En 2018, l’Agence Internationale de l’Energie estimait les réserves prouvées de pétrole conventionnel à 1.700 milliards de barils et les ressources à 6.100 milliards, ce qui corrobore les données de l’US Geological Survey qui estime, lui, les réserves totales (prouvées, probables et possibles) de pétrole conventionnel comme oscillant entre 7.000 et 8.000 milliards de barils…
C’est juste un exemple et nous aspirons à sortir de l’ère pétrolière pour arriver à la société écologique de nos voeux. Mais, ce raisonnement est valable pour toutes les ressources. Pourquoi ces cerveaux brillants se sont-ils trompés ? Parce que ces ingénieurs considéraient ces ressources de manière statique (comme des boites de tomates sur une étagère) alors que, d’un point de vue économique, réserves et ressources font partie d’un système dynamique et ne peuvent être inventoriées : les découvertes, l’exploitation de nouvelles sources d’énergie, les progrès scientifiques, l’augmentation de l’efficience énergétique, les innovations technologiques, les exigences commerciales, la géopolitique, la variation des prix, la demande, etc. agissent constamment sur la taille des réserves et ressources.
Pessimistes, ces ingénieurs prétendent que, faute de limiter notre consommation, nous allons manquer de temps. Nous ne partageons pas cette crainte car la propagation des technologies est fulgurante : quand nous étions étudiants, nous n’utilisions pas encore le GSM alors qu’aujourd’hui, l’usage s’en est répandu dans toutes les régions du tiers-monde. Plusieurs études démontrent l’augmentation phénoménale, au cours du temps, du taux d’adoption des technologies (micro-ondes, internet, smartphone, etc.) une fois qu’elles sont inventées. Ainsi, 50% de la population américaine possédait une tablette électronique 5 ans après son invention. L’une des raisons de l’échec des modélisations du Club de Rome est d’avoir tablé sur une évolution linéaire de la technologie alors que les innovations technologiques ont explosé ces dernières décennies. A supposer que la situation soit aussi catastrophique qu’ils le prétendent – alors même que les scénarios apocalyptiques des 60 dernières années ont été empiriquement démentis – la solution la plus rationnelle ne consiste-t-elle pas à mobiliser cette croissance économique honnie qui, ces dernières décennies, a augmenté considérablement, comme ils s’en réjouissent par ailleurs, nos standards de vie et les technologies non polluantes ?
Vouloir juguler l’effet rebond, c’est dévitaliser l’humanité. C’est la priver de son ressort créateur et du sens même de son existence. Paradoxalement, tourner le dos à la croissance, comme nous y invitent certains, est le moyen le plus rapide et le plus sûr de nous conduire à la pénurie et aux conflits dans un monde de 8 milliards de personnes. Les premières victimes en seraient les populations du tiers monde qui seraient privées des standards de vie dont nous jouissons mais surtout des moyens pour dépolluer leur environnement. Quand on sait à quel point le tiers-monde est tiré par la croissance mondiale, prôner la parcimonie voire la décroissance, n’est-ce pas là un comportement profondément égoïste et irresponsable de quelques occidentaux privilégiés blasés du progrès ?
Corentin de Salle, Directeur du Centre Jean Gol et Damien Ernst, Professeur à l’ULiège
[1] Doc parl. n°A-425/1 – 2016/2017, p.109-111
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