Solide ou moribonde, la concertation sociale? (débat)
Derrière les difficultés des négociations sur la norme salariale, un modèle en question.
Jean Faniel (Crisp): « Le patronat joue un peu sur du velours »
Dans une situation de crise socio-économique inédite, patrons et syndicats peinent à trouver un consensus sur l’augmentation des salaires du secteur privé pour les deux ans à venir. On dit une fois de plus de la concertation sociale qu’elle est moribonde. « C’est plutôt que le contexte change », éclaire Jean Faniel, directeur du Crisp. Et que les positions des interlocuteurs sociaux évoluent.
Quand vous voyez comment la négociation entre syndicats et patronat s’est déroulée ces dernières semaines, avez-vous l’impression que, d’accord interprofessionnel (AIP) en accord interprofessionnel, le dialogue se complique?
On a en fait connu plusieurs phases dans l’histoire des AIP. D’abord une période longue, entre 1960 et 1975, où des AIP ont été conclus tous les trois, puis tous les deux ans. Ensuite, une période de rupture jusqu’en 1985, durant laquelle un seul petit accord a été signé en 1981. Enfin, à partir de 1986 et jusqu’en 2008, un retour à des AIP conclus plus ou moins régulièrement, même si certaines négociations n’ont pas abouti. Puis plus rien jusqu’à l’accord 2017-2018. Je me demandais à l’époque si on allait dès lors en revenir à des AIP conclus et ratifiés ou si cela ouvrait une nouvelle période sans accords. Avec le recul, j’ai tendance à pencher pour la deuxième hypothèse. Au fil des ans, la concertation interprofessionnelle s’est fortement dégradée: on est dans une période longue sans accord ou presque sans accord, à part celui de 2017.
Peu à peu, une partie du monde syndical pose le constat que l’AIP n’est plus une base de solidarité qui peut apporter quelque chose aux secteurs faibles mais un verrou.
Quels sont les éléments qui rendent cette concertation si ardue?
Les circonstances: la crise bancaire et financière en 2008, et, parfois, des gouvernements peu interventionnistes, comme le gouvernement Leterme II en 2011, ou, actuellement, la Vivaldi. Les interventions du ministre de l’Emploi Pierre-Yves Dermagne ont été relativement discrètes pendant un certain temps. Peut-être s’activait-il en coulisse mais on n’a pas eu beaucoup le sentiment qu’il cherchait à mettre les parties autour de la table et proposait des solutions. On avait plutôt l’impression qu’il se disait qu’avec un gouvernement aussi hétéroclite, il valait mieux ne pas s’en mêler et laisser du temps aux interlocuteurs sociaux, sans prendre trop position. S’il voulait vraiment mettre la pression sur les interlocuteurs sociaux, il avait les moyens de le faire, même si la situation est compliquée. Son choix de discrétion pouvait avoir du sens mais il a n’a pas été payant.
Le gouvernement Michel, en revanche, est beaucoup plus intervenu…
Oui. C’est d’ailleurs un paradoxe que ce soit sous Michel I, clairement propatronal, que l’accord interprofessionnel de 2017 ait vu le jour. Auparavant, en 2013-2014, le gouvernement Di Rupo avait aussi imposé une marge de négociation trop faible et les syndicats n’avaient même pas accepté de négocier. Politiquement, on a donc eu des gouvernements très différents dans leur interventionnisme.
Ce contexte n’a-t-il pas fragilisé la position des syndicats?
On sent bien qu’ils sont dans une situation relativement difficile avec le contexte de crise post-2008, l’austérité à partir de 2012, l’arrivée du gouvernement Michel et, à présent, l’épidémie de coronavirus. Le monde du travail est fortement mis sous pression via la modération salariale et l’allongement de la durée des carrières. Cela dit, on ne peut pas reprocher aux syndicats de ne pas avoir prévenu. Depuis 2017, ils ont chaque fois rappelé que le cadre de la loi de 1996 – qui détermine la marge de progression possible des salaires dans le secteur privé en fonction des évolutions observées dans les trois principaux pays voisins – ne leur convenait pas. Ils ne prennent donc pas leurs interlocuteurs par surprise. Mais cette fois encore, le politique n’a pas entendu ou pas voulu entendre le signal.
Le contexte est-il pour autant plus favorable au banc patronal?
Le patronat affiche toujours la volonté de négocier mais on peut se demander si cette volonté est réelle ou si c’est pour donner le change et montrer que ce sont les syndicats qui rompent les négociations et pas eux. Le patronat joue quand même un peu sur du velours. Avec une augmentation des salaires annoncée de 0,4%, le patronat n’a rien à perdre si aucun AIP n’est conclu. La FEB reste dans une position où elle dit qu’elle ne refuse pas de négocier, mais sur les bases qui l’arrangent.
Le concept d’accord interprofessionnel n’est-il pas dépassé?
On assiste à un changement dans la concertation. La question est de savoir qui a intérêt à ce que cette négociation aboutisse, et aboutisse au niveau interprofessionnel. Pendant longtemps, les syndicats étaient favorables à des négociations centralisées au niveau de l’accord interprofessionnel, qui permettent d’obtenir des avancées pour tous les salariés, qu’ils travaillent ou non dans des secteurs économiques prospères. Mais je n’entends plus beaucoup ce discours dans les rangs syndicaux: on est plutôt dans l’idée que cette centralisation pose problème, que ce niveau interprofessionnel les bride. C’est logique puisque, depuis 1986, les AIP ont plus reposé sur la compétitivité des entreprises pour favoriser l’emploi que sur le partage équitable des richesses produites, comme c’était le cas depuis le pacte social de 1944. Il y a eu là un changement de philosophie. Depuis 2008, la norme d’augmentation des salaires est impérative et non plus indicative. C’est un verrou au lieu d’être un socle de progression et ça, ça devient difficile à admettre pour les syndicats. Quelle différence, pour ceux-ci, si le gouvernement décide lui-même de fixer un plafond salarial de 0,4%? Un AIP n’a d’intérêt pour les syndicats que s’ils peuvent engranger quelque chose. Or, sur les prépensions, ils ne peuvent plus rien gagner. Sur le salaire minimum, ils aimeraient mais ils ne pourront rien avoir. Dès lors, peu à peu, une partie du monde syndical pose le constat que l’AIP n’est plus une base de solidarité qui peut apporter quelque chose aux secteurs faibles.
Décentraliser la négociation vers les secteurs, voire les entreprises, aurait un impact majeur sur les syndicats…
Oui. Car ceux qui négocieront au niveau sectoriel, ce sont les permanents des centrales professionnelles. Cela pose donc la question de la place de l’interprofessionnel et de ses représentants.
Pierre Tilly (UCLouvain): « Le changement de contexte doit conduire à revoir la loi de 1996 »
On a souvent annoncé la mort de la concertation sociale, constate Pierre Tilly, chercheur en histoire économique et sociale de la période contemporaine à l’UCLouvain. Mais elle existe toujours. Malgré les coups de canif subis et la confiance plusieurs fois rompue entre partenaires. La concertation sociale évolue mais elle reste solide.
Depuis vingt ou trente ans, les gouvernements sont plus sensibles aux demandes patronales que syndicales.
Les partenaires sociaux ont-ils encore la volonté de trouver des accords entre eux?
Structurellement, la démocratie sociale est basée sur l’autonomie des partenaires sociaux qui se sont donné les moyens institutionnels de mener une négociation sans recourir à l’acteur politique. Même si, depuis trente ou quarante ans, les syndicats ont des liens plus évidents avec les partis, ils ont la volonté de s’autonomiser. Le camp patronal n’a, lui, pas de lien formel ou institutionnalisé avec les partis, ce qui ne veut pas dire qu’il n’exerce pas d’influence. Les partenaires sociaux sont-ils encore en volonté ou en capacité de trouver des accords en toute autonomie? Ils ont en tout cas intérêt à le faire car lorsque le politique intervient, en l’absence de consensus, le résultat est toujours aléatoire pour les deux parties en présence. Généralement, donc, patrons et syndicats essaient de s’entendre. Dès lors que le gouvernement doit intervenir, il me semble que c’est un échec, lourd de conséquences pour tous les acteurs.
L’échec est-il toujours aussi lourd de conséquences, quelle que soit la couleur du gouvernement en place?
Depuis vingt ou trente ans, les attentes patronales en matière de flexibilité, de modération salariale, de compétitivité, sont plus entendues par les gouvernements, et en particulier par le gouvernement Michel. Davantage que les demandes syndicales. Que le gouvernement soit plus marqué à gauche ou à droite, la logique en matière économique relève toujours de ce même registre, même si des inflexions peuvent être différentes.
Patrons et syndicats ont-ils les mêmes attentes par rapport à l’Etat?
Les patrons vont estimer que l’Etat doit rester dans une position de neutralité par rapport à la négociation et jouer un rôle de notaire. Côté syndical en revanche, on attend de l’Etat qu’il prenne position, loin d’une posture de notaire: qu’il prenne la main, arbitre et trouve lui-même un consensus politique. Or, l’Etat n’est pas un acteur neutre. Il est lui aussi traversé par des clivages. Mais il pourrait créer un rapport de force qui lui donnerait plus de pouvoir par rapport aux partenaires sociaux et lui permettrait d’imposer ses vues. La concertation est un mode de gouvernement, ce n’est pas une finalité en soi. On a certes du mal à imaginer que ce gouvernement aille à l’encontre d’une logique de compétitivité et de flexibilité mais, dans les années 1990, le gouvernement Dehaene a pris la main contre les partenaires sociaux et imposé le pacte social avec pour objectif l’adhésion à l’euro. On pourrait concevoir que si un compromis n’est plus possible entre partenaires sociaux, le gouvernement et, derrière lui, la bureaucratie, occupent le terrain de la démocratie sociale délaissé.
La loi de 1996, qui encadre les salaires, doit-elle être amendée?
Elle s’inscrivait au départ dans un contexte où l’Allemagne nous servait de mètre-étalon et où le modèle rhénan donnait le ton. Aujourd’hui, ce n’est plus nécessairement l’Allemagne qui doit jouer ce rôle. Il faut analyser les choses non plus seulement par rapport à nos partenaires commerciaux européens mais dans une approche économique plus globalisée, incluant par exemple la Chine et les pays les plus en pointe pour répondre, en matière de production technologique, aux défis du développement durable. Ce changement de contexte doit conduire à revoir cette loi sur la compétitivité. Cela dit, le banc patronal, dont on entend très peu les discussions internes et les points de vue hétérogènes, semble en position de force pour ne pas la repenser. Même si des voix internes souhaitent discrètement l’évolution de celle-ci, le patronat ne paraît pas demandeur d’une révision de la loi.
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