Quand des syndicalistes ne se déclarent pas en grève pour toucher leur salaire complet
Alors qu’ils exhortent leurs affiliés à se croiser les bras, des délégués syndicaux ne se déclarent pas en grève. Objectif? Toucher leur salaire complet au lieu d’une indemnité de grève plus légère… Le top de la CGSP ne veut plus de cette hypocrisie. Il a concocté une procédure visant à instaurer la grève obligatoire pour les délégués.
Camarades, faites ce que je dis, pas ce que je fais! Plusieurs délégués syndicaux de la CGSP ne respectent pas, ou n’ont pas respecté pendant des années, les mots d’ordre de grève de leur syndicat. Alors qu’ils demandent à leurs affiliés de se croiser les bras, ils ne se déclarent pas eux-mêmes en grève auprès de leur employeur. Objectif inavoué: toucher leur salaire complet le jour de l’arrêt de travail collectif, plutôt que l’indemnité de grève, plus légère, versée par leur syndicat…
Chaque fois qu’une grève est lancée, un délégué syndical, permanent ou non, doit «se conformer aux décisions des instances compétentes de la CGSP», précisent les statuts du syndicat. Si un mot d’ordre de grève est lancé, le délégué doit donc se déclarer en grève auprès de son employeur. Par exemple, un délégué syndical permanent détaché du Service public de Wallonie (SPW) doit alerter son chef du personnel au SPW du fait qu’il se met en grève tel jour. Conséquence directe: ce jour de grève ne lui sera pas payé par le SPW.
À la fin du mois, la fiche de paie du délégué syndical du SPW mentionnera un retrait de salaire correspondant au nombre de jours de grève déclarés. En compensation, après remise de cette fiche de paie au syndicat, le délégué gréviste touchera une indemnité syndicale de 40 euros par jour de grève presté. Le système est le même pour les chèques-repas: le syndicaliste détaché prévient le responsable administratif ad hoc qu’il a fait grève tel jour du mois, jour pour lequel il n’obtiendra pas son chèque de 6,60 euros.
Une carrière sans grève
Des informations tirées de la base de données Alka interne à la CGSP, que Le Vif a pu consulter, indiquent que le délégué permanent du secteur Administration et Ministères (AMiO), Pedro Vega, ne s’est jamais déclaré une seule fois en grève au cours de sa carrière. Aucune indemnité de grève ne lui a donc jamais été versée par le syndicat.
La seule ligne qui apparaît correspondant à son nom mentionne un remboursement de 10 euros sollicité par lui le 2 mai 2016. Il s’agit d’un forfait syndical pour un «pack sandwich» que n’importe quel gréviste peut réclamer, en plus de son indemnité de grève, pour payer son repas lors d’un arrêt de travail. Aucune indemnité de grève n’a été demandée par M. Vega pour cet arrêt de travail en 2016, ni pour aucun autre.
«Un conseiller de l’aide à la jeunesse comme moi», se défend-il, «ne peut pas se mettre en grève puisque son service étant en grève, il doit pouvoir répondre officiellement aux demandes du parquet. De plus, les délégués syndicaux permanents sont désignés par le gouvernement. Pour être en grève, ils devraient démissionner. Et le lendemain, il faudrait que le gouvernement les redésigne à nouveau. Quant au pack sandwich remboursé, c’est parce que j’avais payé un verre aux grévistes.»
15 grèves qui coûtent à peine 100 euros
Une ligne de défense que n’accepte pas le bureau exécutif fédéral de la CGSP, l’instance suprême du syndicat. D’autant que M. Vega n’est pas une exception. La pratique serait courante. L’actuel secrétaire général de l’interrégionale wallonne (IRW) de la CGSP, Patrick Lebrun, n’a pour sa part subi aucune retenue sur salaire pour cause de grève durant près de treize années consécutives, d’après la base de données Alka. Le 1er juin 2007, il a perçu une indemnité de grève de 25 euros (pour une action de 2006). L’indemnité suivante, indexée à 30 euros, lui a été versée le 26 avril 2019 (pour une grève de 2019). C’est à partir de cette époque qu’il s’est remis à solliciter régulièrement des indemnités de grève au syndicat, après s’être fait tancer par un collègue, nous revient-il.
«Je me suis régulièrement déclaré en grève durant toute ma carrière syndicale», insiste Patrick Lebrun, documents à l’appui. «Et rien qu’au cours de ces deux dernières années, je me suis mis onze fois en grève.» Les documents que le syndicaliste nous a transmis sont des relevés de prestations mensuels qu’il a envoyés, entre janvier 2015 et février 2018, au fonctionnaire du SPW (dont il est détaché) responsable de la distribution des chèques-repas. Sur cette période, il s’est effectivement déclaré 15 fois en grève. Il a donc renoncé à 15 chèques-repas de 6,60 euros, soit un peu moins de 100 euros au total.
Par contre, aucune retenue sur le salaire de Patrick Lebrun n’a jamais été effectuée par le SPW pour ces 15 jours de grève. Pour deux raisons. Primo, le chef du personnel de M. Lebrun au SPW ne figurait pas en copie des courriels. Il n’a donc pas été alerté des 15 «grèves» de son agent. Secundo, M. Lebrun ne s’est jamais inquiété, auprès du même chef du personnel, de l’absence de retenues de salaire sur ses fiches de paie lors de ces 15 arrêts de travail.
Lanceur d’alerte débarqué
Un syndicaliste liégeois a dénoncé cette pratique en interne l’an passé: «Comment est-il possible que nos représentants puissent encore manifester à côté d’affiliés sans perdre un sou, alors que ces derniers sacrifient une partie de leurs économies à se battre pour nos combats?» En guise de représailles, ce lanceur d’alerte s’est fait exclure de la CGSP wallonne. Mais l’existence de cette pratique, embarrassante pour l’image du syndicalisme, est remontée jusqu’au top de la CGSP. Le bureau exécutif fédéral s’apprête à l’interdire lors de sa prochaine réunion mi-décembre. Ironie du sort: Patrick Lebrun siège dans cette instance.
La nouvelle procédure impose que «les représentants syndicaux doivent être en grève pour les grèves interprofessionnelles et intersectorielles, et ce en respect des statuts de la CGSP fédérale». Par jour de grève, ils devront verser 1/30e de leur salaire mensuel net au syndicat. Mais la procédure ne prévoit aucune sanction s’ils ne le font pas…
Texte: David Leloup, avec Salomé Chable, Anass Dridelli, Laura Maestre Mendez et Eléonore Malmendier (Imp4ct)
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