La statut de cohabitant a aggravé la pauvreté, surtout pour les femmes. © belgaimage

Injuste et précarisant: pourquoi il faut en finir avec le statut de cohabitant

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

De plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer la fin du statut de cohabitant et des allocations sociales rabotées qui y sont liées. Prévu pour n’être que temporaire, il est toujours d’application quarante ans plus tard.

29 juin 1981. Luc Dhoore est content. Le ministre de la Prévoyance sociale, étiqueté démocrate-chrétien comme on dit à l’époque, vient d’obtenir que «sa» loi soit signée. Ce nouveau texte précise les grands principes de la sécurité sociale et détermine aussi la manière de la financer à l’avenir. Cette loi marque un tournant. Car les années 1980 ne se distinguent pas que sur le plan musical. La Belgique est alors en crise. Le second choc pétrolier, qui intervient en 1979, et ses conséquences sur le prix de l’énergie, n’ont épargné ni ses finances publiques ni celles des particuliers. Avec une inflation annuelle qui grimpe à l’époque à quelque 7%, un nombre de chômeurs qui bondit – de 1,8% de la population active à la mi-1970 à 8,2% à la mi-1980 – et une dette publique qui atteint 80% du PIB, le gouvernement en a plein les bras. Et ce budget de l’assurance chômage qui, logiquement, ne fait qu’augmenter!

Vivre ensemble peut être pénalisant, dès lors que le statut de cohabitant est attribué à l’un ou l’autre.

Dans sa boîte à outils, le gouvernement s’empare de la loi Dhoore et de la subtile introduction de catégories distinctes qui s’appliqueront désormais pour calculer les montants à verser aux demandeurs d’emploi. Selon que vous êtes chef de ménage, isolé ou cohabitant, vos cotisations ne seront plus calculées de la même façon. «Ces catégories basées sur la situation familiale existaient depuis 1945, détaille July Robert, chargée d’études au mouvement Présence et action culturelles. La Belgique avait alors opté pour un modèle familialiste tenant compte des besoins différents par la modulation familiale des prestations.»

La loi Dhoore vient enfoncer le clou: dans un contexte de crise aiguë des finances publiques, les allocations versées aux cohabitant(e)s mais aussi, entre autres, aux jeunes en période d’attente, sont sérieusement rabotées. Pas celles du chef de ménage, un homme dans une majorité de cas à l’époque. «La sécurité sociale, écrit Etienne Arcq, alors chercheur au Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques) glisse du côté de l’aide sociale (NDLR: au lieu de l’assurance sociale) où l’on tient compte de l’état de besoin pour accorder l’aide.» Les trois catégories de chef de ménage, isolé et cohabitant s’appliqueront aux bénéficiaires d’indemnités de maladie ou d’invalidité à partir de 1991.

Le modèle familial a changé

Novembre 2023. Plus de quarante ans ont passé. Le statut de cohabitant, qui s’inscrivait dans une mesure «temporaire et de crise», est toujours d’application. Aujourd’hui, en Belgique, 584 000 personnes, dont 155 500 demandeurs d’emploi, sont considérées comme cohabitantes et ont dès lors leurs allocations sociales (chômage, maladie-invalidité, revenu d’intégration sociale, Grapa – garantie de revenus aux personnes âgées –, allocation de personne handicapée) réduites de ce seul fait.

Un exemple? Au bout de la troisième et dernière période de dégressivité de son allocation, soit 48 mois au maximum, un demandeur d’emploi perçoit 1 296 euros s’il est isolé et 672 euros s’il cohabite (lire l’encadré). Or, parmi les demandeurs d’emploi qui cohabitent, les femmes sont surreprésentées. Si elles travaillaient au préalable, toutes ces personnes ont pourtant contribué au financement de la sécurité sociale dans les mêmes proportions que n’importe quel travailleur ou allocataire social chef de ménage. Pour illustrer la situation, imaginons que vous souscriviez une assurance pour votre voiture, que vous payez au prix standard. Lorsqu’un sinistre survient, votre assureur vous annonce qu’il vous remboursera moins que prévu au motif que votre conjoint dispose de revenus de son côté

Bref. En quarante ans, donc, tout a changé. Le modèle familial de 2023 n’a plus grand-chose à voir avec celui de 1980. Les manières d’habiter non plus: aujourd’hui, pour de multiples raisons, des personnes choisissent de vivre sous le même toit, sans pour autant avoir de lien particulier entre elles. On pense aux habitats intergénérationnels, aux colocations variées, aux familles qui accueillent chez elles un parent âgé ou un enfant adulte porteur d’un handicap. Dans tous ces cas de figure, vivre ensemble peut être pénalisant, dès lors que le statut de cohabitant est attribué à l’un ou l’autre. Ce qui explique les visites à domicile de l’Onem, parfois très intrusives, décidées pour vérifier sur place la situation effective du ou des habitants du logement… Lors de la crise des prix de l’énergie consécutive au déclenchement de la guerre en Ukraine, certains ont fait le choix de se regrouper pour partager des factures de gaz ou de mazout trop élevées. Avec les conséquences que l’on imagine. «Toutes ces crises – sanitaire, économique et sociale – ont démontré les besoins accrus de solidarité», argumentent les associations qui militent contre le statut de cohabitant depuis des années.

En attendant la Cour constitutionnelle

Une dizaine d’associations, dont le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, la Fédération des services sociaux, Présence et action culturelle, le Mouvement ouvrier chrétien, Fem & Law, la Ligue des droits humains ou le Conseil des femmes francophones de Belgique se sont unies pour faire pression sur les autorités politiques et obtenir la suppression de ce statut. Elles attendent beaucoup de la Cour constitutionnelle, saisie le 18 octobre d’une question préjudicielle sur le sujet par la cour du travail de Liège. «L’enjeu est de reconnaître que ce statut injuste et précarisant est contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution qui consacrent la non-discrimination des citoyens belges en matière de chômage ainsi qu’au droit de l’égalité de traitement entre hommes et femmes prescrit par le droit européen», plaident les associations. La décision de la Cour ne tombera pas avant environ trois mois.

Aucune étude ne prouve qu’une allocation revue à la hausse inciterait les chômeurs à rester chez eux.
Aucune étude ne prouve qu’une allocation revue à la hausse inciterait les chômeurs à rester chez eux. © belgaimage

Un frémissement collectif se fait sentir sur le sujet. Ces derniers mois, les autorités ont d’ailleurs mis plusieurs fois entre parenthèses la distinction entre le statut d’isolé et celui de cohabitant, attribuant la même allocation aux uns et aux autres. Notamment pour ne pas pénaliser les citoyens qui ont accueilli chez eux des victimes des inondations de juillet 2021 ni ceux qui se sont portés volontaires pour héberger des réfugiés ukrainiens après le déclenchement de la guerre.

Au Parlement

Et côté politique? L’individualisation des droits est en débat au Parlement depuis des années. Les choses se sont accélérées ces derniers mois, avec plusieurs auditions sur le sujet en commission des affaires sociales. La Cour des comptes a chiffré le coût de l’éventuelle suppression du statut de cohabitant: 1,86 milliard d’euros, dont 446 millions pour la seule branche chômage, compte non tenu des effets retours positifs d’une telle mesure. Qui dit augmentation des allocations dit en effet, entre autres, augmentation de la consommation, donc des recettes de TVA et des bénéfices des entreprises, et diminution du travail à charge des CPAS. «Le coût réel de cette mesure serait en dessous de 1,5 milliard d’euros, insiste la députée Cécile Cornet (Ecolo), car on récupère trois cents millions en taxation auxquels il faut ajouter les effets retours sur le logement et la santé.» Un sacré montant, mais à relativiser par rapport aux 120 milliards d’euros de budget annuel de la sécurité sociale.

« On ne peut pas à la fois se dire pour l’égalité des droits entre hommes et femmes et ne rien faire sur cette question. »

Repenser l’ensemble du système?

Le PS vient de déposer une proposition de loi réclamant la suppression pure et simple de ce statut. Comme Ecolo et Les Engagés, le parti ne fait pas mystère de son souhait de faire de ce thème une pièce centrale de son programme et un élément de combat politique avant et après les élections de 2024. «Ce statut est un archaïsme, résume Ahmed Laaouej, chef de groupe PS à la Chambre. Obtenir l’individualisation des droits reviendrait à réparer une injustice, dont les femmes sont les principales victimes.» Même si Ecolo et Les Engagés partagent ce combat, la proposition de loi socialiste ne passera vraisemblablement pas la rampe du vote à la Chambre, à huit mois du scrutin. «Mais le débat permettra de faire tomber les masques, poursuit Ahmed Laaouej. On ne peut pas à la fois se dire pour l’égalité des droits entre hommes et femmes et ne rien faire sur cette question.» Suivez son regard…

Car au MR, où l’on se dit pourtant d’accord sur le principe de «un individu, un droit», on se refuse à envisager cette suppression de statuts distincts sans repenser «l’ensemble du système de la sécurité sociale», selon les termes de la députée Florence Reuter. Interrogée sur les ondes de la RTBF, cette dernière a principalement argumenté sur deux points. D’abord, le coût de la mesure. «Une question de courage et d’arbitrage politiques», réplique-t-on sur le banc de la gauche, en renvoyant aux coûteuses mesures de réduction des cotisations patronales déjà accordées et pour lesquelles les libéraux n’ont pas fait montre de la même prudente réserve. «N’oublions pas de déduire de ce 1,8 milliard le coût de la fraude évitée avec la suppression de ces statuts distincts», embraie le président des Engagés, Maxime Prévot. Rien n’empêcherait non plus de procéder par petits pas, par exemple en remontant déjà toutes les allocations au niveau du seuil de pauvreté ou en ne modifiant les règles que pour les seuls demandeurs d’emploi.

Rester chez soi au lieu de travailler ?

En alignant les allocations sociales des cohabitants sur celles des isolés, le MR ne voudrait pas non plus encourager quiconque à «rester chez soi au lieu d’aller travailler». Diverses études, notamment du Conseil central de l’Economie, de l’Ires (l’Institut de recherche économique et sociale) et de l’Onem, prouvent que des allocations dégressives ne poussent pas les demandeurs d’emploi à reprendre plus vite le chemin du travail. Mais aucune analyse n’objective l’inverse, c’est-à-dire que des allocations revues à la hausse les inciteraient à rester chez eux. «C’est une vision dogmatique de considérer que des pièges à l’emploi ne se referment qu’en fonction de la hauteur des allocations perçues, estime Cécile Cornet. Si on veut inciter les demandeurs d’emploi à retourner sur le marché du travail, il faut aussi réfléchir aux possibilités et au coût de garde des enfants, ainsi qu’aux frais de transport pour se rendre à son poste, par exemple.» «Pour éviter les pièges à l’emploi, procédons à une nouvelle réforme fiscale qui permettrait de relever les salaires les plus bas», suggère Maxime Prévot. Le sujet, qui préoccupe peu du côté flamand, n’est pas prêt d’être clos…

584 000

personnes sont aujourd’hui considérées comme cohabitantes et voient leurs allocations sociales réduites de ce seul fait.

Variations autour du revenu d’intégration sociale

Depuis le 1er novembre, le revenu d’intégration sociale se calcule comme suit, en fonction de la catégorie d’appartenance des bénéficiaires:

– Pour les personnes cohabitantes: 842,12 euros par mois.

– Pour les isolés: 1 263,17 euros par mois.

– Pour les chefs de ménage, qui ont une famille à charge comprenant au moins un enfant mineur non marié: 1 707,11 euros par mois.

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