Delhaize : comment la peur est devenue la stratégie de communication de la direction
Les négociations entre syndicats et patrons dans le cadre du passage de 128 magasins Delhaize sous franchise sont au point mort. Alors que la peur domine dans les deux camps, Anne-Catherine Lahaye (UNamur) et François Lambotte (UCLouvain) analysent la stratégie de communication de la direction.
Quelle est la stratégie de communication de la direction de Delhaize ? Le blocage serait total, la discussion impossible et la tension à son paroxysme. Syndicats et direction se sont rencontrés pour la deuxième fois depuis l’annonce du passage sous franchise de 128 magasins. Un dialogue de sourds qui empêche les négociations et laisse des milliers d’employés de l’enseigne dans l’inconnue totale quant à leur situation future.
Preuve de cette tension, des policiers et agents de sécurité étaient présents mardi matin devant les bureaux où se tenait la réunion, alors que 200 militants selon les syndicats étaient également là pour manifester leur mécontentement. En terme de communication, le dispositif de sécurité mis en place par la direction de Delhaize enverrait un signal négatif au reste de l’entreprise. « Plutôt que d’apaiser les tensions, on peut se demander si ça ne remet pas de l’huile sur le feu », indique Anne-Catherine Lahaye, chargée de cours invitée à l’UNamur et fondatrice d’une agence de conseil aux entreprises. « La peur règne, tant du côté des travailleurs qui ne savent pas à quelle sauce ils seront mangés, que de la direction qui craint leurs réactions ».
François Lambotte enseigne la communication à l’UCLouvain. Spécialiste des questions de restructuration d’entreprises, il trouve interpellante la démarche de la direction. « Mobiliser la police et la sécurité ne favorise pas la discussion, au contraire. Le groupe Delhaize communique comme si les syndicats se montraient agressifs, ce qui n’est absolument pas le cas actuellement ».
« La décision ne changera pas, mais la communication peut faire beaucoup de tort si elle est mal gérée »
Il y a une dizaine d’années, François Lambotte a participé à l’élaboration d’un rapport autour de la communication des entreprises en période de restructuration. « Nous avons établi que la communication d’une entreprise ne faisait pas évoluer sa décision mais pouvait faire beaucoup de tort si elle était mal gérée ». La question qui s’impose alors, c’est de savoir si la direction de Delhaize gère mal la communication autour de l’annonce du passage massif des enseignes au statut de franchise. « Le problème, continue l’enseignant-chercheur, c’est que le groupe Ahold Dehaize dit qu’il n’y aura pas de perte d’emplois. Si on lit attentivement leurs déclarations, ils parlent « d’intention de convertir l’emploi ». Mais les syndicats ne sont pas dupes, ils savent qu’un certain nombre d’emplois sont menacés. C’est une conséquence directe du passage des magasins sous franchise ».
La direction de Delhaize ne fait que communiquer une information de manière directive et descendante, sans écouter les collaborateurs en retour. C’est presque comme si les travailleurs n’existaient pas.
« La direction de Delhaize ne communique pas avec ses employés, elle les informe »
Selon Anne-Catherine Lahaye, la relation entre les syndicats et la direction est régie par la peur. « En tant qu’entreprise, Delhaize se retrouve dans la pire situation possible. On ne peut même pas parler de communication entre l’employeur et les employés. La direction ne fait que communiquer une information de manière directive et descendante, sans écouter les collaborateurs en retour. C’est presque comme si les travailleurs n’existaient pas. Je ne connais pas la situation en interne, mais si les collaborateurs ont eu vent du projet de franchise depuis l’extérieur, la communication du groupe Delhaize est catastrophique ».
Pour mieux cerner la communication adoptée par le groupe Delhaize, la conseillère en communication d’entreprise se réfère au schéma ci-dessus, issu du texte de Christian Michon, Management et communication interne : les six dimensions qu’il faut considérer.
- Information : 128 magasins vont passer sous le statut de franchise
- Participation : se sentir acteur de l’entreprise Delhaize, lui apporter ses compétences
- Convivialité : le climat affectif et relationnel au sein de l’entreprise
- Implication : faire partie de l’entreprise, s’y sentir attaché
- Identification : « je suis un travailleur de Delhaize »
- Fédération : adhérer au projet d’entreprise et à ses objectifs
« Lorsque je conseille des entreprises pour leur communication, poursuit Anne-Catherine Lahaye, je leur dis toujours de respecter ces 6 dimensions. Dans le cas qui nous intéresse, j’ai l’impression que Delhaize ne respecte que la partie ‘information’. Par contre on peut faire une croix sur le reste. La direction est d’ailleurs loin de fédérer l’entreprise avec son projet de franchise… »
Les deux paradoxes de la communication de Delhaize
Pour celle qui est aussi chargée de cours invitée à l’Université de Namur, la communication de la direction de Delhaize fait face à deux paradoxes. « D’abord, cette restructuration est une rupture pour un groupe comme Delhaize, qui historiquement était en quelque sorte le VIP des supermarchés. On ne va pas au Carrefour ou au Lidl pour faire ses courses. On va chez Delhaize. Cette identité du groupe est en train de fléchir, alors que les supermarchés ont du mal à faire des marges avec l’avènement du low-cost. Deuxièmement, on constate que des entreprises comme Delhaize se préoccupent de manière excessive voire hypocrite du bien-être au travail. Elles engagent des chief happiness officers, tout en prenant des décisions de restructuration de manière unilatérale ».
L’avenir des négociations ? « Delhaize doit assumer les pertes d’emploi »
Selon François Lambotte, la direction de Delhaize fait une autre erreur de taille dans sa stratégie de communication actuelle. « Les cadres du groupe ne reviendront pas sur leur décision. Néanmoins, ils feraient bien de mettre en place des initiatives pour écouter leurs employés. Pour le moment, la direction ne fait que durcir le ton, ce qui est contre-productif. De la sorte, les employés ne comptent plus que sur les syndicats pour les sauver. Les collaborateurs Delhaize ont pu être surpris par cette annonce, qui génère de l’incertitude sur leur situation future. Ne pas être fixé sur leur avenir génère du stress, qui provoque ensuite de la peur. Cette peur est alimentée par les syndicats, qui peuvent jouer là-dessus ».
Le spécialiste des restructurations d’entreprise ne voit qu’une seule porte de sortie pour la direction du groupe Ahold Delhaize. « La communication d’entreprise doit être honnête. Pour le moment, les patrons laissent les employés dans le flou quant au futur de leur emploi. La direction devrait à mon sens assumer que des emplois seront perdus, afin d’entamer après de réelles négociations avec les syndicats. La communication du changement ne se fait pas avec un communiqué de presse. Elle se pense sur le long terme ».
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