«Il faut redonner vie à la notion de classe sociale» (entretien)
Brocardé et stigmatisé depuis les années 1970, le concept de classe sociale reste plus que jamais d’actualité, estime le sociologue français Etienne Penissat.
C’est une expression que l’on n’entend plus guère, pas même dans la bouche des responsables politiques de gauche ni dans celle des syndicalistes. Depuis cinquante ans, les termes «classes sociales» ou, pire encore, «lutte des classes» ont quitté la scène publique sur la pointe des pieds. Pourquoi? Ces concepts n’avaient-ils plus de raison d’être? Ou, au contraire, fallait-il sciemment les effacer du tableau, pour masquer du même coup les oppositions entre dominants et dominés qu’ils structuraient? Etienne Penissat, directeur du Centre d’études et de recherches politiques, administratives et sociales (Ceraps) à l’université de Lille et auteur de Classe (1), livre son analyse.
« Le concept de classe moyenne a changé les logiques de division et d’opposition de nos sociétés »
Etienne Penissat, directeur du Ceraps à l’université de Lille.
Comment, où et pourquoi est né le concept de classe?
Ce concept s’est formé durant la première partie du XIXe siècle. A l’origine, il était utilisé par des intellectuels pour penser les transformations des sociétés dans le monde occidental. Il l’était également par des groupes sociaux, entre autres les ouvriers, pour qualifier leur sort et l’exploitation dont ils furent victimes lorsque le capitalisme industriel a connu son essor. Jusqu’à ce moment-là, en France en particulier, on pensait beaucoup la société en fonction de statuts juridiques ou politiques, comme la noblesse, le clergé, le tiers état. Mais avec les révolutions et l’accès de plus en plus large des citoyens au vote, on a eu recours au concept de classe pour analyser autrement les antagonismes, les conflits et les inégalités entre groupes sociaux.
Le terme «classe sociale», aujourd’hui, semble avoir perdu de sa puissance et de sa pertinence alors que le capitalisme reste très fort. Comment l’expliquer?
Ce qui avait donné sa force à ce concept, notamment la formation de la classe ouvrière au XIXe siècle autour d’associations, de syndicats et de partis, a été ébranlé à partir des années 1960-1970 à la suite des transformations du capitalisme. Celles-ci ont débouché sur une désindustrialisation du tissu économique, donc une fragilisation du groupe ouvrier. Dans la foulée, les sociabilités entre ouvriers, qui avaient favorisé la reconnaissance mutuelle, la construction d’une identité collective et une communauté d’action entre eux, ont également été remises en cause.
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Cela revient-il à dire qu’il n’est plus question désormais de remettre en cause l’ordre social, que ce combat de classes est, en quelque sorte, devenu vain?
Non. D’une part, ce combat, même affaibli, continue d’être porté par le mouvement ouvrier. D’autre part, on observe aujourd’hui d’autres formes d’expression de cette remise en cause de l’ordre social. Par contre, ce qui est plus complexe actuellement, c’est le fait qu’un groupe, avec une identité collective, conscient de ses intérêts et organisé autour de leur défense, existe et est pérenne. On voit plus une diversité, un éclatement, une fragmentation des groupes dominés, des formes de mobilisation et de critique de l’ordre social.
Vous songez au mouvement des gilets jaunes, par exemple?
Les trois dernières années en France sont assez manifestes de cette fragmentation. Mais cela s’observe dans les pays voisins également. On voit surgir de nombreuses expressions des antagonismes sociaux, des oppositions de classes entre dominants et dominés. En France, nous avons connu le mouvement des gilets jaunes, les manifestations contre le relèvement de l’âge de départ à la retraite, mais aussi des révoltes urbaines en juin dernier. Chaque fois, ces mouvements ont une expression propre. Leurs formes d’action, peu articulées, leur sont spécifiques ; elles ne sont pas non plus prises en charge politiquement par des organisations syndicales ou politiques de manière unifiée.
Comment expliquez-vous que les organisations syndicales et les partis de gauche soient devenus frileux à l’idée d’évoquer le concept de classe sociale, voire de lutte des classes?
Il me semble que les partis et les syndicats ont eu des difficultés à s’adapter aux transformations du monde ouvrier et des classes populaires à partir des années 1970-1980. C’est un point qu’il faut souligner: si l’on peut dire que la classe ouvrière telle que formée au XIXe siècle a disparu, les mondes populaires et ouvriers sont, eux, encore très importants. Au moins une personne active sur deux en Europe en fait partie. Nous n’avons donc pas affaire à une société qui ne compterait que des cadres ou des ingénieurs dans ses rangs. Néanmoins, les organisations de gauche ont eu du mal à s’ajuster aux transformations de ce monde-là: les nouveaux métiers dans la distribution ou les services, la forte féminisation des classes populaires et l’importance des immigrés dans cette catégorie. Elles sont restées un peu figées sur une vision traditionnelle du groupe ouvrier attaché à l’industrie.
Désormais, on ne dit plus “patron” mais “entrepreneur” ou “créateur de valeurs”.
Ces nouvelles fractions ne sont-elles pas, d’ailleurs, peu présentes et peu mobilisées dans les partis politiques et les syndicats?
En France, les syndicats ont beaucoup de difficultés à syndiquer dans ces secteurs. Les partis de gauche ont de moins en moins de membres des classes populaires dans leurs rangs – à l’Assemblée nationale, les élus représentant les ouvriers pèsent moins de 2% (NDLR: En Belgique, lors de la législature 2014-2019, aucun député fédéral francophone n’était issu de la classe ouvrière). Dès lors, la prise en compte des intérêts, des manières de penser et d’agir des classes populaires sont peu connues. Ce qui est un obstacle à leur participation dans un projet politique d’émancipation.
Même dans les discours des partis de gauche, le concept de classe tend à disparaître…
A partir des années 1980, on a assisté à une disqualification du concept de classe et, plus largement, de la grille de lecture de la théorie marxiste dans le monde intellectuel, médiatique et des sciences sociales. Dès lors, les partis politiques et les syndicats ont essayé de s’ajuster en optant pour un autre type de langage, moins stigmatisé et véhiculé par les experts dans les médias, comme par exemple «les défavorisés», «les exclus» ou encore «la France rurale». Autant de mots qui permettent de parler des questions sociales sans recourir au terme de «classe sociale».
Vous pointez l’apparition du mot «patron», puis sa disparition au profit de la notion d’employeur. L’évolution des termes «classe» et «patron» s’explique-t-elle de la même manière?
Ces termes ont été pensés en miroir, au départ. Dès lors qu’on parle de moins en moins de classe, qu’on euphémise les logiques d’oppositions et de confrontations sociales, les classes dominantes font de même: elles modifient la manière dont elles se nomment. Désormais, on ne dit plus «patron» mais «entrepreneur» ou «créateur de valeurs».
Dans votre ouvrage Classe, vous évoquez l’«âge d’or» des classes dans l’histoire. A quand remonte-t-il et pourquoi?
Les historiens et sociologues l’associent souvent à la période 1945-1960. A l’époque, les organisations du mouvement ouvrier sont puissantes, l’Etat ne sait pas faire sans eux. Les Etats – dont la Belgique – cherchent à établir un compromis de classe, qui repose sur un échange entre l’effort fourni par la classe ouvrière pour développer le capital industriel et une augmentation de leurs revenus, de la protection sociale et des services publics. C’est aussi une époque où patrons et syndicats sont fortement associés dans des dispositifs de négociations. La signature du Pacte social en Belgique en est une illustration. A ce moment de l’histoire, les classes sont un fait d’expérience, c’est-à-dire que les gens se représentent la société sous forme de classes, mais aussi un fait d’Etat, qui parle le même langage.
Certains partis d’extrême droite se sont aujourd’hui emparés de ce concept de classes en y ajoutant une dimension nationaliste. Le concept se retourne dès lors contre certaines catégories de la population qui auraient dû être couvertes par lui, comme les personnes issues de l’immigration. Paradoxal?
Oui et non. Dès lors que la gauche délaisse le langage des classes, dans les années 1980, et ne l’utilise plus pour revendiquer la défense des classes populaires, elle abandonne le terrain à l’extrême droite, qui récupère certains termes et le principe de la défense des classes populaires. Pour autant, elle ne reprend pas à son compte la grille de lecture marxiste: elle braconne sur les terres du mouvement ouvrier mais n’adopte pas la grille d’analyse qui oppose ceux qui vendent leurs forces de travail à ceux qui détiennent les moyens de production. Elle joue plutôt sur l’opposition entre les classes populaires natives, blanches, et les immigrés.
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Les sciences sociales ont-elles joué un rôle dans l’affaiblissement de ce concept de classe? Si oui, lequel?
Oui, parce qu’à partir des années 1970, on voit de nombreux chercheurs en sciences sociales abandonner le concept pour développer d’autres approches, comme la théorie de la moyennisation, qui insiste sur le développement d’une classe moyenne dans les sociétés en Europe, la théorie de l’individualisation, ou l’importance du clivage entre les exclus et ceux qui sont stables. De ce fait, les sciences sociales ont affaibli le concept.
Pourquoi la notion de classe ouvrière a-t-elle glissé vers celle de classe moyenne? Ce tournant est-il capital?
Il est important parce qu’au départ, le concept de classe vise à penser les conflits de domination et d’exploitation entre groupes sociaux. La classe moyenne, elle, avance plutôt l’idée d’un groupe stable qui assure la stabilité économique et morale dans les sociétés. Ce n’est pas un concept neuf. Dès le XIXe siècle, la bourgeoisie recourait à ce vocable pour se désigner et ainsi masquer sa propre position. Mais à partir de 1970, la classe moyenne inclut des groupes sociaux de plus en plus larges, comprenant aussi bien des cadres, des médecins, des ingénieurs que des ouvriers. Autrement dit, 80% des sociétés occidentales y entrent. Dès lors, les logiques d’opposition entre les classes dominantes et les ouvriers sont masquées. Et on met en exergue le clivage entre la classe moyenne et les classes populaires, qui regroupent les plus pauvres. Le concept de classe moyenne change donc bien les logiques de division et d’opposition dans nos sociétés.
L’affaiblissement de la classe ouvrière s’explique-t-il par le fait que le capitalisme a changé de forme au fil du temps?
Tout à fait. La classe ouvrière s’était surtout structurée autour des usines et de l’industrie, avec une forte concentration d’ouvriers autour. Avec la désindustrialisation, les sociabilités qui fédéraient cette classe ouvrière se fragilisent. Le développement du chômage, de la précarité et de nouveaux secteurs d’activité fragmente la classe ouvrière. Dans le secteur des services, par exemple, on travaille de manière plus éclatée: horaires et lieux de prestations sont variés. Cela rend plus difficiles les conditions de sociabilité qui favorisent la prise de conscience d’intérêts communs et de l’action commune.
La classe sociale ne se limite pas à une question de statut professionnel, selon vous, mais elle se définit aussi par des formes de sociabilité spécifiques et par des rapports particuliers à la culture.
Si Marx avait beaucoup insisté sur la position professionnelle dans les rapports de production, d’autres intellectuels après lui ont également pointé l’expérience de classe qui se joue dans le conflit de valeurs avec les dominants ou autour des institutions. Pendant longtemps, par exemple, les classes populaires ont eu une attitude très critique par rapport à l’école. Elles soutenaient aussi des pratiques culturelles en opposition avec celles de la classe dominante. A partir des années 1970, avec le développement de la scolarisation pour tous et la démocratisation des produits culturels, ces dimensions culturelles et symboliques du conflit de classe ont été fortement remises en cause.
Au départ, la notion de classe vise à penser les conflits de domination et d’exploitation entre groupes sociaux.
Pourquoi est-il nécessaire, à vos yeux, de redonner vie à la notion de classe sociale?
Il serait important de lui redonner une certaine vitalité pour plusieurs raisons. D’abord parce que, même transformé, le capitalisme structure encore fortement les positions dans nos sociétés actuelles: il existe toujours des logiques de domination et d’exploitation et le concept de classe est un outil utile pour y penser. Ensuite, même si on l’a un peu perdu de vue, ce langage des classes est à l’origine une manière de construire un projet qui dépasse les clivages nationaux. Il s’agit que les dominés trouvent des manières de se coaliser et de se solidariser pour s’émanciper. Cette dimension internationaliste a été beaucoup mise à mal ces derniers temps. On assiste à un repli des gauches sur la sphère nationale dans tous les pays européens et aux Etats-Unis. Ce qui n’empêche pas le développement de discours et de politiques nationalistes et racistes. Or, le concept de classe est une sorte d’antidote à ces discours. Enfin, la question de la réappropriation des moyens de production se pose pour lutter contre l’exploitation des hommes mais aussi contre celle de la nature et des écosystèmes. La notion de classe oblige à penser la démocratisation des moyens de production et des finalités du travail. Elle a donc aussi son actualité dans la crise climatique.
(1) Classe, par Etienne Penissat, Anamosa, 96 p.
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