Pourquoi on sous-estime le poids de l’Etat dans l’affaire Delhaize: « Cela a toujours été un ménage à trois »

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Dans l’affaire Delhaize, l’annonce du ministre de l’Emploi Pierre-Yves Dermagne, qui souhaite réunir syndicats et direction, pose la question de la marge de manœuvre réelle de l’Etat dans la concertation sociale en Belgique. Avec la loi Renault sur toutes les lèvres. Décryptage des enjeux en 5 points avec Zoé Evrard, chercheuse en économie au CRISP.

1. La loi Renault est-elle vraiment applicable au cas Delhaize ?

Zoé Evrard: La question qui domine actuellement le débat public francophone réside dans la possibilité ou non d’étendre le champ d’application de la loi Renault au cas de Delhaize. Cette loi prévoit notamment l’obligation de consulter les représentants des travailleurs et d’analyser des alternatives limitant les licenciements envisagés. Pour être appliquée au projet de franchisation, comme le demandent les syndicats depuis le début de ce conflit, cette loi devrait être modifiée puisque Delhaize n’annonce, à ce stade, pas de licenciements (hormis éventuellement au siège social).

Parmi les différentes propositions faites, une proposition de loi a été déposée en ce sens par deux députés Ecolo. Ils proposent d’étendre le champ d’application de la loi Renault aux cas où « la structure d’une entreprise est profondément modifiée avec une intention de la direction de licencier indirectement des travailleurs et/ou de réduire les coûts à leur détriment ». Ils proposent également d’allonger à 1 an le délai (actuellement de 60 jours) pris en compte pour le calcul du nombre de licenciements permettant de déterminer l‘applicabilité de la loi Renault.

Sans remettre en cause leur pertinence, on peut noter qu’il s’agit de propositions de court terme. Même étendue, la loi Renault ne concernerait que les travailleurs transférés, pas la détérioration des conditions d’emploi des nouveaux entrants. Qui plus est, elle a été développée pour une problématique qualitativement différente de celle de la franchisation, à savoir apporter une réponse sociale dans un contexte de fermeture. Le site de Renault-Vilvorde est aujourd’hui en cours de reconversion. Cette activité économique n’a plus lieu en Belgique. A l’inverse, il est peu probable que le Delhaize de Flagey, par exemple, soit délocalisé en Chine.

2. Quelles questions de long terme pose l’affaire Delhaize ?

Zoé Evrard: Si on s’intéresse au long terme, d’autres questions émergent. La première concerne les conditions d’emploi futures dans le secteur de la grande distribution. La seconde, qui dépasse ce secteur, se rapporte à la possibilité laissée à une grande entreprise, grâce à la franchisation, de tirer des bénéfices d’activités économiques réalisés par d’autres à des conditions moins onéreuses que celles applicables dans le secteur d’origine.

En d’autres termes : va-t-on laisser se développer un shopping de secteur, à l’instar du « shopping à la législation » déjà observée dans la construction ou le transport ? Ces questions sont d’autant plus importantes qu’en Belgique, les conditions de rémunérations sont en grandes parties réglées au niveau du secteur. Toute entreprise privé relève d’une commission paritaire. Qui plus est, il n’est généralement pas possible pour une entreprise de déroger aux dispositions prévues par les conventions collectives sectorielles.

3. Que peut faire l’Etat pour contrer ce shopping de secteur ?

Zoé Evrard: Le gouvernement dispose théoriquement d’un rayon d’action non-négligeable, puisqu’il lui revient de fixer les contour des commissions paritaires. Dans les faits, il ne le fait pas sans concertation avec les interlocuteurs sociaux. La question de l’homogénéisation des commissions paritaires du secteur de la distribution a d’ailleurs été renvoyée à des négociations sectorielles.

Il faut toutefois réaliser le poids qu’a l’Etat dans la concertation sociale. Cette dernière a toujours été un ménage à trois. Le soutien de l’Etat pèse lourdement dans le rapport de force entre les différentes parties. La question n’est donc pas uniquement ce que peut faire l’Etat, mais ce qu’il veut faire.

4. Comment se positionne la Vivaldi ?

Zoé Evrard: Le dernier épisode en date est l’annonce de Pierre-Yves Dermagne, ministre de l’Emploi et de l’Economie, de convoquer la direction et les syndicats à une réunion visant à trouver des engagements clairs pour les travailleurs des magasins franchisés. Mais également de réfléchir à l’avenir des structures qui ne trouveraient pas de repreneurs. Depuis le début du conflit, le ministre en appelle à la tradition de la concertation sociale belge. Il a d’ailleurs nommé un médiateur fédéral en ce sens.

Cependant, il est important de considérer le positionnement de la globalité du gouvernement De Croo sur ce dossier. Ce même gouvernement a élargi les possibilités de recours au job étudiant et a proposé la loi dite « anti-casseurs ». Indépendamment de la position du ministre Dermagne, la question qui se pose est donc celle de l’existence d’un accord de la coalition dans son ensemble.

Or, la franchisation ou la levée des piquets de grève soulèvent des questions philosophiques fondamentales. Elles renvoient à des choix de société où s’opposent la liberté d’entreprise, mise en avant par l’Open Vld, et celle de la défense de la protection du travail, mise en avant par le PS ou Ecolo. Des partis qui siègent dans la même majorité…

5. Peut-on dire que l’affaire Delhaize devient un cas emblématique ?

Zoé Evrard: Absolument. Outre l’ampleur de la franchisation annoncée, celle-ci concerne un acteur historique du secteur, et est consécutive à la perte d’un centre de décision économique au profit de l’étranger (Ahold, Pays-Bas), ce qui pose, à nouveau, la problématique de l’ancrage des activités en Belgique.

Du côté syndical, en plus du dumping social pouvant résulter du passage d’une commission paritaire à une autre (qui plus est dans un secteur aux conditions d’emploi globalement situées dans le bas de la distribution des revenus), se pose la question de la représentation des travailleurs au sein de structures plus petites. Aujourd’hui, ils sont représentés au sein du siège social de Delhaize, mais ces relais n’existeront plus après la franchisation.

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