Un recrutement pour un poste d’ouvrier prendra au minimum trois mois, déplore-t-on à Grammont. © National

Les patrons flamands désabusés : « Pour les Wallons, la frontière linguistique n’est pas infranchissable »

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Face à une frontière linguistique que peinent à traverser les travailleurs wallons, un certain désenchantement se fait ressentir au sein du patronat flamand. Témoignage d’un chef d’entreprise à Grammont.

Située à quelques kilomètres à peine de Lessines, d’Ath ou encore de Flobecq, au nord du Hainaut, cette portion de Flandre-Orientale a beau être surnommée «les Ardennes flamandes», on n’y croise guère de travailleurs originaires de Wallonie. «On se trouve ici à cinq kilomètres de la frontière linguistique. Une centaine de personnes travaillent sur notre site, mais pas un seul Wallon. Nos quelques collaborateurs qui habitent de l’autre côté sont des Flamands qui ont déménagé en Wallonie», constate, un peu désabusé, Tom De Coene, directeur général d’Aquinos Bedding Belgium, une succursale du groupe portugais Aquinos implantée en périphérie de Grammont.

On y fabrique des housses de matelas et des sommiers. La société est aussi un centre logistique, d’assemblage et de distribution des marques de literie Lattoflex et Beka. Lui qui vend des produits de confort regrette, précisément, que trop peu de candidats wallons sortent de leur zone de confort pour se lancer sur le marché du travail au nord du pays.

Ici, on tutoie pourtant le plein emploi. La région est florissante économiquement, mais éprouve toujours des difficultés à recruter, en particulier en Wallonie. Le message a maintes fois été martelé par le patronat flamand ces dernières années. Mais, observe Tom De Coene, qui partage le constat avec d’autres patrons aux alentours, la situation n’a pas évolué.

Sa société ne se trouve pas pour l’instant en période de recrutement actif, cela ne l’empêche pas d’appeler de ses vœux un changement de mentalité. Parce qu’il s’agit bien, suppose-t-il, d’une question d’état d’esprit. «Je pense sincèrement que persiste cette idée selon laquelle la frontière linguistique est infranchissable. Or, ce n’est vraiment pas le cas. Si des francophones viennent travailler ici et ne connaissent pas le néerlandais, on s’adaptera. S’il faut traduire, on traduira. Et puis, la langue, ça s’apprend.» A la rigueur, les seuls termes indispensables dans un tout premier temps relèvent de la sécurité, assure le patron: «Si quelqu’un crie “brand”, cela signifie qu’il y a un incendie et, effectivement, il convient de réagir.»

Une question de mentalités

Tom De Coene en est pourtant convaincu, peu de choses suffiraient à convaincre davantage de candidats francophones de passer la frontière linguistique. «Je dirais même qui si quelques personnes franchissent le pas, il est possible que d’autres suivent.» L’enjeu ne concerne pas uniquement l’emploi ou l’économie au sens strict, affirme-t-il. «Vraiment, ce serait un plus, y compris sur le plan culturel. C’est enrichissant de côtoyer des gens issus d’horizons divers. Nous avons de belles marques, nous vendons en Belgique, aux Pays-Bas, en France, mais nous ne parvenons pas à recruter» au-delà d’un périmètre restreint. «C’est un peu triste, en réalité. C’est presque un appel au secours.»

Nous ne parvenons pas à recruter en Wallonie. C’est triste. C’est presque un appel au secours.

Tom De Coene

Ce que Tom De Coene regrette, c’est ce qu’il perçoit comme un manque de proactivité, sans doute de la part des offices de l’emploi (Forem, Actiris, VDAB), mais aussi et surtout des autorités politiques du nord comme du sud du pays. «Moi, je suis prêt à me rendre avec d’autres managers à Lessines ou à Ath et à parler avec les gens, pourquoi pas dans les écoles? Peut-être que les personnes d’une cinquantaine ou d’une soixantaine d’années ne franchiront plus la frontière linguistique pour travailler. Mais expliquer aux jeunes de 18 ou 20 ans qu’il existe de belles opportunités à vingt ou trente minutes de chez eux» pourrait s’avérer fructueux. Tom De Coene ne s’imagine pas forcément prendre seul son bâton de pèlerin et entamer une telle campagne de sensibilisation. Une telle impulsion, espère-t-il, doit émaner des différents niveaux de pouvoir.

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Frontière linguistique: recruter dans un demi-cercle

En attendant, la frontière linguistique semble toujours constituer une barrière. «Plus vous installez votre entreprise près de la frontière, plus la tâche est compliquée. C’est comme si on était situé au bord de la mer du Nord. On ne peut pas recruter dans la mer, c’est impossible. Nous vendons nos produits dans un large périmètre. Mais en matière de recrutement pour notre site de Grammont, il n’existe qu’un demi-cercle. C’est dommage.» D’autant plus que le développement des activités peut pâtir de cet état de fait. «Si je lance un appel à candidatures et que je vois le temps que cela prend pour pourvoir le poste, cette situation représente bien un frein. Alors qu’on fait déjà face à une “guerre des talents”, si on ne peut recruter que dans un demi-cercle, cela devient encore plus compliqué.»

Cette réalité varie selon les profils recherchés, évidemment. Pour un poste dans le secteur commercial ou marketing, la connaissance des langues est un atout. «Un tel recrutement prend au minimum six mois, estime le patron d’Aquinos Bedding Belgium. Et je dois temporairement faire appel à des consultants extérieurs, ce qui coûte plus cher. Même pour un poste avec des contacts aux Pays-Bas, il est important de recruter un Néerlandais qui connaît toutes les subtilités de la langue. C’est valable pour la France aussi. Cependant, même si nos clients sont autant francophones que néerlandophones, notre service clientèle est exclusivement composé de néerlandophones. Ce serait tout de même intéressant d’avoir un Wallon.»

Franchement, on en a marre. On rate de la croissance, on rate du progrès économique.

Bert Mons

Un recrutement pour un poste ouvrier prendra, lui, au minimum trois mois, poursuit Tom De Coene. Avec un constat d’autant plus amer que certains profils sont spécifiques et requerraient une recherche dans un «vivier de talents» moins circonscrit géographiquement. «Il s’agit typiquement de la confection des housses de matelas, pour laquelle il faut savoir coudre. C’est vraiment une forme d’art.»

Il est loin d’être le seul dirigeant à regretter le caractère hermétique de la frontière linguistique. Le Voka, l’organisation patronale flamande, a maintes fois répété ces dernières années à quel point des pans entiers de l’économie du nord du pays souffraient de ces difficultés de recrutement. Une certaine lassitude se fait d’ailleurs sentir à l’égard de la mobilité interrégionale nord-sud, puisque les initiatives n’ont pas suffisamment porté leurs fruits jusqu’ici.

En Wallonie, le Wallon postule

D’autres témoignages apportent cependant une vision nuancée. C’est le cas chez Cuisines Dovy, dont la maison mère est située à Roulers, en Flandre-Occidentale. «Au siège, nos travailleurs proviennent en grande majorité de la province car nous ne cherchons pas à leur imposer des trajets trop contraignants», souligne Inge Moerman, responsable marketing et communication. Et si on y trouve bien quelques Wallons et frontaliers français, ils sont largement minoritaires.

Par contre, pour les implantations en Wallonie, «trouver du personnel wallon n’est pas vraiment un problème pour nous en tant qu’entreprise flamande. Les offres d’emploi publiées par le Forem reçoivent de nombreuses réponses. On remarque également que les candidats wallons répondent plus rapidement à une offre que les flamands. Lorsque nous actualisons une offre sur le site du Forem, nous recevons rapidement beaucoup de candidats. Nous fixons les mêmes exigences et conditions dans les deux régions, mais nous obtenons toujours plus de réponses en Wallonie.» Ces postes-là, hormis dans les showrooms situés dans des régions bilingues, n’exigent toutefois pas la connaissance du néerlandais.

Pour Tom De Coene, d’Aquinos Bedding, trop de peu de Wallons osent le marché flamand du travail.
Pour Tom De Coene, d’Aquinos Bedding, trop de peu de Wallons osent le marché flamand du travail. © National

De manière plus globale, la réalité vécue par le monde de l’entreprise à l’ouest de la Flandre est cependant problématique, affirme Bert Mons, administrateur délégué du Voka West-Vlaanderen (Flandre-Occidentale). «C’est la grande déception du monde du travail. Franchement, on en a marre. On rate de la croissance, on rate du progrès économique, dénonce-t-il. Je tiens à le dire: lorsque nous travaillons avec le Forem, la collaboration avec les gens de terrain est très bonne. C’est le cadre fédéral qui fait que les gens ne sont pas vraiment encouragés à chercher un emploi.»

Pour Bert Mons, à côté de la carotte, le bâton devrait un peu plus s’imposer. Selon le Voka, une des clés pour sortir de cette situation se résume en quelques mots: la limitation des allocations de chômage dans le temps. «Environ douze mille Français viennent travailler chaque jour en Flandre-Occidentale, mais à peine la moitié de Wallons. La différence, c’est cette politique des allocations de chômage», martèle-t-il.

Aujourd’hui, fait savoir Bert Mons, la source de main-d’œuvre se tarit. Du côté français, il redoute une pénurie en raison d’un redéploiement économique dans le nord de l’Hexagone, qui captera vraisemblablement des travailleurs dans les années à venir. «Je pense aux investissements dans le port de Dunkerque ou encore aux créations d’emplois annoncées par Emmanuel Macron dans la région, dans le domaine des batteries électriques.»

«Vous êtes les bienvenus», c’est fini

Et du côté des potentiels travailleurs wallons? «On a atteint la limite. Cela fait des années qu’on parle du problème, mais rien n’évolue vraiment», regrette Bert Mons. Le Voka West-Vlaanderen avait lancé, voici un peu plus de dix ans, une initiative qui avait fait parler d’elle: un site Internet intitulé «Vous êtes les bienvenus», précisément à l’adresse du public francophone. On y trouve un discours de promotion de l’emploi en Flandre-Occidentale, avec des propos rassurants sur la connaissance du néerlandais et une liste de gros employeurs locaux. Qu’en est-il aujourd’hui? «Nous venons de décider de fermer le site, annonce Bert Mons. Ça coûte de l’argent, et pour ce que cela rapporte comme résultats…»

Pour son développement économique, la Flandre-Occidentale rencontre plusieurs obstacles, selon le Voka: un manque de superficie encore disponible, une fiscalité trop peu attrayante, etc. Mais pour Bert Mons, le manque de main-d’œuvre demeure le frein numéro un. «Je pense que c’est moins le cas en Brabant flamand et à Bruxelles. Par contre, c’est notre réalité, en Flandre-Occidentale. Aujourd’hui, il y a des investissements qui ne se font pas ou qui partent ailleurs.»

Faute de candidats belges, les regards se tournent dès lors vers d’autres latitudes, fait encore savoir Bert Mons. Il s’agit de miser sur une immigration économique, notamment issue de pays non européens. Ce n’est pas pour rien que le Voka mène en ce moment une mission – ou opération de séduction – au Mexique. Une autre expédition de ce type est programmée en Inde, en septembre.

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