Hausse du salaire en fonction de l’ancienneté: pourquoi ce principe pourrait être réformé
L’allongement du temps de carrière déstabilise la politique du salaire basé sur l’ancienneté. La vie professionnelle de demain se jouera-t-elle en deux temps, avant et après 55 ans, avec perte de salaire ?
Est-il sensé de réexaminer le lien entre augmentation du salaire et ancienneté?
Vincent Vandenberghe – Professeur d’économie (UCLouvain) : Oui, mais pas nécessairement pour les raisons souvent évoquées. Prenons un exemple: vous travaillez de 25 à 55 ans dans un secteur où le salaire augmente avec votre ancienneté. En début de carrière, vous êtes payé en dessous de la productivité moyenne. Dans les dernières années, vous êtes payé au-dessus. C’est ce que l’on appelle un «contrat salarial implicite»: on déconnecte salaire et productivité à condition que les deux s’équilibrent à l’échelle de la carrière. Beaucoup d’économistes disent que c’est un bon moyen de récompenser la fidélité. Mais l’allongement des carrières jusqu’à l’âge effectif de 65, voire 67 ans, déstabilise complètement l’équilibre fixé par le passé. En particulier dans les secteurs fortement structurés où la part d’employés est assez importante.
Vincent Vandenberghe «L’allongement des carrières jusqu’à 65, voire 67 ans, déstabilise complètement l’équilibre salarial.
Est-ce une vraie rupture?
Rappelons qu’avant les années 1990, on a encouragé, voire obligé, les travailleurs à partir à 55 ans en recourant à la prépension. On a de ce fait mis en place des bandes salariales (NDLR: à chaque bande de salaire est lié un traitement) assez fortes, puisque les carrières étaient courtes. Aujourd’hui, on peut évidemment les revoir, mais il y a de l’inertie. Le banc syndical ne veut pas détricoter le système. Le gouvernement, lui, n’a pas anticipé les conséquences de l’allongement des carrières.
La productivité varie d’un secteur à l’autre et n’est pas toujours chiffrable. Comment la mesurer?
Dans l’univers marchand, ce n’est pas très compliqué à mesurer pour une firme ou un secteur. Vous prenez le chiffre d’affaires, vous enlevez le coût des services intermédiaires et vous obtenez la valeur ajoutée, c’est- à-dire la productivité. Le contrat salarial implicite ne doit pas valoir pour chaque individu, mais à l’échelle d’une entreprise. Certaines négociations sectorielles aboutissent à un glissement du niveau de la masse salariale au prorata du taux de croissance de la productivité.
Le vieillissement de la population complique-t-il la donne?
Outre le problème de l’allongement des carrières, la pyramide des âges se décale. Non seulement les gens que l’on pensait voir partir à 55 ans doivent rester dix ans de plus, mais ils sont aussi proportionnellement plus nombreux. Pour ces raisons, beaucoup d’entreprises souhaitent se débarrasser soit de l’idée que le salaire augmente avec l’ancienneté, soit des gens.
La solution ne se résume-t-elle pas à lisser les augmentations salariales sur une période plus longue?
A supposer que des négociations sectorielles aboutissent en ce sens, vous pouvez dire aux jeunes que ce sera dorénavant comme cela, mais l’ancienne courbe persistera pour les travailleurs actuels. Il sera compliqué de faire cohabiter deux régimes. Si on avait été prévoyants, on aurait conjointement allongé les carrières tout en diminuant graduellement l’intensité du lien entre salaire et ancienneté. Ça n’a pas été le cas. Je suis donc assez pessimiste sur le fait qu’on puisse adapter tout cela à ce stade. D’autant qu’on voit poindre un troisième facteur: l’impatience des jeunes sur le plan de leur rémunération. Dans un contexte marqué par les difficultés à recruter, la tentation de beaucoup d’entreprises sera de mieux les payer dans les premières années, mettant d’autant plus à mal la logique d’un salaire qui croît plus lentement avec l’ancienneté.
Pourrait-on envisager de laisser au travailleur le choix entre un salaire stable mais plus élevé dans les premières années, ou une hausse progressive de celui-ci?
Pour que le modèle découplant productivité et salaire soit équilibré, il faut un peu de contrainte. Or, laisser le choix ouvre la porte à un comportement opportuniste, qui consisterait à choisir la première option en début de carrière, puis passer à la seconde. A cela s’ajoute la question de la fin du contrat implicite: jusqu’ici, le présupposé d’un salaire augmentant avec l’ancienneté était qu’à 55 ans, vous étiez dehors. Si le terme de ce contrat coïncide avec l’âge de départ à la retraite, c’est très bien. Si ce n’est pas le cas, la deuxième issue consiste à changer d’emploi en fin de carrière.
C’est précisément une difficulté…
En effet, puisque cela équivaut souvent à accepter une baisse soudaine de salaire. Un travailleur a quand même la possibilité de refuser un emploi pendant un temps, puisqu’il a la droit à des allocations de chômage ou à un congé-maladie sans pénalités pour le calcul de la pension. Il faudrait, en moyenne, un an avant de se résoudre à accepter un nouvel emploi avec baisse de salaire. Mais certains peuvent être tentés de basculer dans le régime de maladie de longue durée. Il concerne 500 000 personnes en Belgique, dont 70% de gens de plus de 50 ans. On a d’ailleurs vu une explosion du nombre de congés maladie quand le gouvernement a commencé à vouloir allonger les carrières.
Cette perspective serait-elle vouée à l’échec, vu les défis qu’elle recèle?
Aujourd’hui, l’âge de départ effectif à la retraite se situe aux alentours de 60,3 ans. A la longue, beaucoup de travailleurs ont tendance à s’ennuyer et à trouver que leur emploi est répétitif. Quand les carrières étaient relativement courtes, on pouvait mordre sur sa chique quelques années. Mais peut-on concevoir de les allonger sans envisager un changement d’emploi, épanouissant, dans le troisième tiers du parcours professionnel? C’est un enjeu essentiel.
Se dirige-t-on dès lors vers une vie professionnelle en deux temps, l’un jusqu’à 55 ans et l’autre au-delà?
Dans beaucoup de grandes boîtes, les responsables RH encouragent les travailleurs à changer de fonction en interne, une fois arrivé au troisième tiers de leur carrière. Dans les plus petites structures, ce n’est pas possible. Restent alors deux options. La première est la démotion, comme le pratique le Japon: à 60 ans, on vous signifie que vous abandonnez votre poste et que vous pouvez rester dans l’entreprise moyennant une baisse de salaire de 30%. En Europe, il est culturellement inacceptable de rester dans les mêmes couloirs en étant déchu de sa fonction et du salaire qui y était associé. Ce qui nous mène à la deuxième option, encore taboue, de l’activation du marché du travail comprenant une baisse de salaire.
Comment la concevoir?
Il faut, selon moi, réunir deux ingrédients: du vrai changement dans la fonction et une réduction du coût salarial, du moins si on a perçu un salaire à l’ancienneté pendant les deux premiers tiers de carrière. Plus les gens le feront, moins ce sera perçu comme risqué. Le regard des employeurs à l’égard des plus de 55 ans changera également si cela devient la norme.
Qui financera les formations inhérentes à un tel changement?
Là encore, le gouvernement aurait pu anticiper, en activant les dispositifs de formation continue. On dit souvent que les entreprises rechignent à former, parce qu’elles n’ont aucune garantie que le fruit de leur effort leur appartiendra. Les travailleurs sont même davantage susceptibles de bouger après avoir acquis de nouvelles compétences. En Belgique, certains secteurs prélèvent déjà une quote-part de masse salariale à cette fin, mais les montants sont versés dans un pot commun. On pourrait procéder comme la France, en adoptant un compte de formation propre à chaque travailleur. Si c’est fait avec intelligence, il y a moyen de mettre plusieurs secteurs autour de la table, de trouver un accord avec les partenaires sociaux et d’établir les formes juridiques appropriées. Autour d’une idée selon laquelle les gens devront ou devraient changer d’emploi à 55 ans, ce serait une manière sociale-démocrate de le faire.
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