Le «téléTRAINvail», qui consiste à comptabiliser les heures de travail effectuées par les employés à bord des trains, est une piste étudiée par les négociateurs de l’Arizona. © Getty Images

Etre payé pour travailler dans les transports? Pourquoi le «téléTRAINvail» ne fait pas l’unanimité: «Gare aux effets pervers»

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

En quête de toujours plus de flexibilité, les entreprises pourraient bientôt rémunérer leurs employés pour les heures de travail effectuées dans les transports en commun. Explorée par l’Arizona, la piste du «téléTRAINvail» se heurte toutefois à d’importantes limites de praticabilité et soulève des craintes en termes de cybersécurité.

Rédiger un PV de réunion entre Bruxelles et Gembloux, répondre à une salve de mails entre Liège et Eupen, boucler un bilan-comptable entre Namur et Arlon… Nombreux sont les navetteurs belges qui cherchent à optimiser leur trajet en train à des fins professionnelles. Ces tâches effectuées à bord des transports en commun deviendront-elles bientôt la norme? Dans l’éventail de mesures socio-économiques examinées par l’Arizona figure en effet la possibilité de développer le «téléTRAINvail», en permettant aux employés de comptabiliser leurs prestations réalisées sur le trajet domicile-travail comme des heures de boulot à part entière, à ne plus accomplir au bureau.

Bien qu’innovant, le concept évoqué dans la note du formateur Bart De Wever (N-VA) n’est pas neuf. Il puise sa source dans le programme électoral des Engagés, qui en font l’éloge pour un meilleur équilibre entre vie professionnelle et privée. «Beaucoup de navetteurs sont dans le train au moins deux heures par jour, rappelle le parti. Ces deux heures gagnées grâce au télétravail pourraient leur permettre de dormir un peu plus, d’effectuer quelques démarches avant ou après le travail ou encore de revenir un peu plus tôt à la maison et ainsi pouvoir partager du temps avec la famille ou réaliser des activités sportives, culturelles ou sociales.» Les Engagés soulignent également les avantages de la formule en termes de mobilité, notamment pour favoriser le report modal de la voiture vers les transports en commun et mieux «lisser» la fréquentation des trains et des bus au cours de la journée.

L’illusion du Wi-Fi dans les trains

Sur papier, l’initiative a certes de quoi séduire. Elle répond d’ailleurs à une demande croissante de flexibilité de la part des travailleurs depuis la pandémie de Covid-19, notamment au sein des générations Y et Z. Mais en pratique, elle se heurte à de nombreuses limites. A commencer par la connectivité à bord des trains, peu réputée pour être performante. Dans les tunnels, les zones boisées ou peu peuplées (monnaie courante sur le réseau ferroviaire), l’accès au signal téléphonique et internet reste aujourd’hui très limité.

D’autant que l’idée d’installer le Wi-Fi a récemment été enterrée par la SNCB pour des raisons économiques. L’implémentation aurait coûté environ 160 millions d’euros à l’entreprise publique, qui a préféré opter pour une alternative quatre fois moins onéreuse: le decoating. «Cette méthode consiste à adapter le vitrage des fenêtres pour permettre au signal mobile de mieux pénétrer dans le train», explique Vincent Bayer, porte-parole de la SNCB. Un déploiement de ce vitrage est prévu dans toutes les nouvelles voitures M7 à double étage, ainsi que dans le processus de modernisation des voitures M6. «Les rames composées de ces deux types de voitures constituent les trains aujourd’hui les plus présents sur le rail, assure le porte-parole. L’objectif est d’offrir, sur le plus grand nombre de lignes, une meilleure connexion internet avec le moins d’interruptions possibles, et garantir ainsi plus de confort pour les longs trajets.» Les promesses de la SNCB restent toutefois tributaires de la qualité de la couverture offerte par les opérateurs publics (Orange, Proximus, Base,…) aux abords des voiries.

Malgré la multiplication des zones de silence, des prises et des tablettes à bord des trains les plus récents, les «téléTRAINvailleurs» restent également dépendants de la fréquentation des voitures et de la garantie d’obtenir (ou non) une place assise.

TéléTRAINvail: espionnage digital… et physique

Au-delà de ces difficultés pratiques, la formule soulève également des craintes en matière de cybersécurité. Un employé qui travaille sur son PC grâce à un partage de connexion (4G ou 5G) depuis son téléphone portable se plie à des risques d’espionnage, de vols de données ou d’usurpation d’identité. «Malgré l’utilisation d’un mot de passe, il est aisé de rejoindre le partage de connexion d’un navetteur lambda et d’ensuite traquer son téléphone et de remonter son historique», rappelle Axel Legay, expert en cybersécurité chez Nexova. Des risques qui concernent également les employés qui travailleraient depuis une gare ou d’un train international équipé d’un Wi-Fi public. «Il est donc indispensable que toutes les entreprises fournissent un VPN performant à leurs employés et que ceux-ci l’utilisent systématiquement pour s’assurer un maximum de protection», insiste l’expert. Un service payant, encore peu employé dans les PME ou certaines structures moins à la page en termes de sécurité numérique.

Outre l’espionnage digital, le «téléTRAINvailleur» est également davantage sujet aux vols et à l’espionnage physique, surtout dans les trains bondés, note Axel Legay, qui conseille aux entreprises de munir leurs téléphones et ordinateurs de films protecteurs qui empêchent les regards indiscrets sur les écrans.

Sur le plan professionnel, la perspective de comptabiliser les heures de travail dans les transports ne comporte pas que des avantages et peut notamment créer une inéquité entre les employés. «Tous les travailleurs n’ont pas les mêmes temps de trajet, rappelle Bernard Fusulier, sociologue du travail à l’UCLouvain. Ceux qui habitent plus loin pourraient bénéficier davantage de cette reconnaissance, créant un sentiment d’injustice parmi ceux qui habitent plus près.»

Brouillage des frontières

Une telle mesure pourrait également susciter un climat de compétition entre les employés, certains se sentant obligés de montrer qu’ils rentabilisent leur temps de déplacement au lieu de lire ou écouter de la musique. «Pourtant, des études ont montré que le trajet domicile-travail peut servir de sas de décompression favorisant une transition du rôle de travailleur à celui de membre de la famille ou vice versa, aidant ainsi à séparer la sphère de la vie professionnelle et celle de la vie privée, éclaire le professeur. Cette mesure serait donc un pas supplémentaire dans le brouillage des frontières entre les deux sphères.»

La gestion et le suivi du temps de travail à bord des transports risquent également d’ajouter une charge administrative supplémentaire (et donc des coûts) aux entreprises, craint en outre Bernard Fusulier. Pour éviter les abus, il apparaît donc indispensable de définir un cadre clair dans les politiques internes, les contrats de travail et les conventions collectives. «L’implémentation du téléTRAINvail doit en tout cas absolument faire l’objet d’une concertation sociale», insiste le sociologue, qui appelle à bien réfléchir aux effets pervers d’une telle mesure avant son éventuelle implémentation.

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