«Dix jours fériés, c’est déjà assez»: pourquoi les patrons refusent de (re)faire du 8 mai un jour de congé
Faire du 8 mai un jour férié? Les syndicats le proposent, pour célébrer la victoire contre le nazisme, les patrons le refusent, parce qu’ils ne veulent pas d’un jour de congé supplémentaire.
En 1974, la Belgique, en proie à une grave crise économique, limitait à dix le nombre des jours fériés légaux (et donc payés), pendant lesquels même le secteur privé s’arrête de turbiner. Le gouvernement fit le choix de ne pas y intégrer le 8 mai au contraire du 11 novembre ou des fêtes catholiques. La fierté nationale, celle de l’armée et de la monarchie, était incontestablement plus avivée par le souvenir de la Grande Guerre de 14-18 que de la petite, des 18 jours et de la capitulation. Et puis, avec l’ascension et le 1er mai, le cinquième mois de l’année était déjà bien pourvu en jours de repos. Mais les écoles et les administrations, toutefois, restaient fermées ce jour-là.
Depuis, donc, dans le secteur privé, on est en congé le 11 novembre, et on travaille le 8 mai, en Belgique. La France de Valéry Giscard-d’Estaing avait à l’époque pris la décision, pour la même raison économique, de supprimer le 8 mai de sa liste de jours fériés légaux.
C’était la fin des trente glorieuses, cette période de croissance continue de la prospérité et de l’égalité, période entamée à la Libération, terminée avec le premier choc pétrolier. Par l’abandon du 8 mai, date de la capitulation de l’Allemagne nazie, la Belgique, en voulant faire travailler plus ses citoyens, fermait aussi, symboliquement, cette parenthèse.
Certains disent que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale était plus embarrassante en Belgique et en Flandre qu’ailleurs, et que cela joua en faveur du 11 novembre. Le mouvement flamand, c’est vrai, était fier d’avoir souffert dans les tranchées, beaucoup moins d’avoir collaboré avec le camp vaincu le 8 mai 1945.
Dans les pays voisins, en France et aux Pays-Bas, la victoire alliée sur les nazis est toujours célébrée par un jour férié. Car après Giscard, Mitterrand avait réintroduit le 8 mai dans les calendriers officiels et le droit du travail. Mais au moment où François Mitterrand réinscrivait cette date en France, le gouvernement Martens-Gol la supprimait de là où elle existait encore. Le 8-Mai férié redevenait alors un anonyme 8 mai. Il fallait autant faire des économies en 1974 qu’en 1983, et depuis lors les écoles et les fonctionnaires de l’Etat sont soumis au régime imposé au secteur privé depuis 1974. Tout le monde, le 8 mai, est donc au turbin en Belgique.
La «coalition 8 mai»
C’est pour préserver la culture de ce combat qu’une «coalition 8 mai» a lancé en 2022 un appel à refaire, en Belgique, un jour férié du 8 mai.
Cet appel, issu de la gauche flamande, a été signé par de nombreuses personnalités politiques, académiques et de la société civile, mais aussi par les dirigeants des trois syndicats nationaux, la CSC, la FGTB et la CGSLB. Elle a organisé ce dimanche une journée de commémoration au Fort de Breendonk, où, après Simon Gronowski, le célèbre évadé du 20ème convoi, mais aussi une figure libérale comme Dirk Verhofstadt, ont pris la parole. Evidemment, cette initiative ancre la victoire passée dans la situation actuelle, marquée, en Belgique comme partout en Europe, par l’ascension de l’extrême droite.
Ce jeudi 8 mai, des activités se tiendront à Bruxelles, Charleroi, Liège, Namur, Mouscron, Louvain-la-Neuve et dans toute la Flandre, pour sensibiliser au combat antifasciste, et pour réclamer la réintroduction de ce jour férié légal. La revendication fait donc son chemin, y compris dans le débat politique.
Deux partis francophones, le PTB et le PS, l’ont inscrite à leur programme pour les élections du 9 juin. Et, au Parlement fédéral, deux propositions de loi, une issue du groupe PTB, une autre de parlementaires PS, Vooruit et Ecolo/Groen, ont été déposées en juin 2022.
Et sur le terrain social, ce combat culturel a repris un air de lutte des classes. Les propositions de loi ont été envoyées au Conseil national du travail, habilité à décider sur ces questions de droit social. Comme les syndicats sont unanimes, ils s’y sont montrés favorables. Mais le banc patronal s’y est opposé.
Pas parce que les patrons sont des nazis, bien sûr, mais parce qu’un jour chômé de plus dans une année de travail, c’est un bout de rentabilité en moins pour les entreprises. Le calcul est en fait fort simple. Puisqu’on travaille 200 jours par an en Belgique, travailler un jour de moins tout en rétribuant son personnel pour son congé rognerait les marges de 0,5%, et ce n’est pas négligeable quand chaque sou est compté, c’est d’ailleurs ce compte qui a poussé le gouvernement belge, en 1974, à se priver d’un jour férié et en 1983 à le supprimer pour les fonctionnaires et les enseignants.
Antifascisme et compétitivité
Mais, parce qu’ils ne sont pas des nazis, les patrons ont une contre-proposition qui allierait antifascisme et compétitivité. «Dix jours fériés légaux, c’est déjà assez. Ce qu’il faut, c’est remplacer un des dix jours fériés qui existent par le 8 mai, nous y sommes parfaitement ouverts. Mais les syndicats ne veulent pas. Ils s’y opposent», dit Eric Laureys, porte-parole du Voka, la fédération des grandes entreprises flamandes. «Nous ne nous opposons pas à faire du 8 mai un jour férié s’il remplace un férié existant. Le nombre de jours fériés légaux doit rester inchangé. Nous restons ouverts au débat sur une modernisation des jours férié, tout en gardant le quota actuel», appuie pour sa part Florine de Raet, Press officer de la Fédération des Entreprises de Belgique.
Comme le Conseil National du Travail ne s’est pas mis d’accord, le gouvernement fédéral aurait pu adopter un arrêté royal. Mais comme le gouvernement fédéral, dans sa composition actuelle, n’aurait probablement jamais pu s’accorder sur le sujet, tout le monde devra donc bien travailler ce 8 mai.
Ce grand combat culturel antifasciste est ainsi bloqué sur le terrain très prosaïque de la lutte des classes à la belge. Mais il est aussi compliqué par nos divisions institutionnelles. Car les entités fédérées devraient avoir bientôt possibilité d’accorder un jour férié supplémentaire aux dix actuels, le 11 juillet pour la Flandre, le lundi suivant les fêtes de Wallonie pour la Wallonie. Et le 8 mai pour Bruxelles, qui a choisi cette date pour sa fête de l’Iris. Ce projet-là est beaucoup plus avancé, il a passé plusieurs stades de concertation sociale et de négociation institutionnelle. Les Bruxellois pourraient donc profiter plus vite que les Flamands et les Wallons de la victoire sur l’Allemagne nazie…
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