Delhaize: « On se trouve dans une sorte de no man’s land entretenu par l’employeur, qui bloque la situation »
La grande distribution est minée par une forte concurrence et la stratégie des chaînes à bas prix, selon Evelyne Léonard (Louvain Management School). Un terreau idéal pour qu’éclatent de nouveaux conflits sociaux.
Après l’annonce du passage sous franchise, dès octobre, de quinze magasins Delhaize, le front commun a promis la guerre et les actions sociales se durcissent, sans aucune avancée…
Le ministre de l’Economie, Pierre-Yves Dermagne, a convoqué la direction de Delhaize pour tenter de déminer un conflit social qui s’éternise. Que peut l’Etat face à la décision de faire passer 128 magasins sous franchise?
Sur la décision de franchisation, l’Etat n’a tout bonnement pas de pouvoir. D’une part, parce qu’il n’intervient pas dans la gestion des entreprises privées, au nom du principe d’autonomie des directions d’entreprise, d’ailleurs reconnu par les syndicats dans le pacte social de 1945. C’est un principe de base de l’économie capitaliste. En Belgique, il existe aussi un principe d’autonomie de la négociation collective. On ne voit donc pas comment un acteur politique pourrait intervenir dans une décision d’entreprise, au risque de créer un précédent dont il ne pourrait plus se dépêtrer ensuite. Il n’est pas sûr non plus que l’Etat souhaite intervenir. Il n’a d’ailleurs quasi pas bougé jusqu’à présent. D’autre part, cette décision est le fait d’une multinationale dont la maison mère est à l’étranger. Dans un tel cas de figure, l’Etat belge a très peu de capacité d’action. Le cas Caterpillar l’avait déjà montré. Sur le conflit social, le premier rôle de l’Etat est d’inciter la direction et les syndicats à négocier. Même si la première tentative de conciliation a rapidement échoué. La difficulté, ici, est qu’il n’y a pas de négociations. Pour négocier, il faut au moins avoir une définition plus ou moins commune du problème de départ. Or, Delhaize prend une décision de franchisation en mode binaire: c’est on ou off, il y a ou il n’y a pas franchisation. Autrement dit, il n’y a rien à négocier. D’où la tentative des syndicats de reformuler la décision de franchisation en parlant de réorganisation ou de restructuration, ce qui ouvrirait davantage la porte à la négociation. En vain jusqu’à présent.
En cinq mois, on n’a pas aperçu l’ombre d’une négociation. On ne voit pas ce qui pourrait changer.
Que peut l’Etat pour le personnel?
Son rôle est limité. L’opération de franchisation, qui rompt avec la tradition paternaliste de Delhaize, a un caractère particulier qui échappe aux canons habituels, du type procédure Renault. L’Etat pourrait peut-être essayer de trouver des solutions d’accompagnement pour les travailleurs, comme des outils de reconversion ou de l’outplacement pour ceux qui quitteraient l’entreprise lorsque leur magasin serait franchisé. Ces mesures devraient amortir les effets potentiel- lement négatifs de la franchisation. Cela dit, je vois mal les syndicats entrer dans cette logique, ils reconnaîtraient qu’il n’y a pas grand-chose à faire. Ce serait un aveu d’échec.
La situation créée par cette franchisation a ceci de particulier que ni les syndicats ni l’Etat ne peuvent faire jouer les outils conventionnels mobilisés en cas de réorganisation classique. Les outils à leur disposition ne sont donc pas adaptés?
En effet. On se trouve dans une sorte de no man’s land, de vide, entretenu par l’employeur, qui bloque la situation.
Après cinq mois de conflit, celui-ci débouchera-t-il d’office sur un effilochement du mouvement et une résignation?
En cinq mois, on n’a pas aperçu l’ombre d’une négociation. On ne voit donc pas très bien ce qui pourrait changer. Ce n’est pas le rôle des syndicats de baisser les bras: ils continuent la lutte. Mais leur combat deviendra de plus en plus difficile à mesure que des magasins seront franchisés, car le processus lui-même fragmentera la manœuvre de Delhaize. On a désormais affaire à des membres du personnel employés par Delhaize, d’autres sont en attente de franchise, les troisièmes travaillent sur un site repris par un nouveau franchisé et les derniers œuvrent dans des magasins sous franchise depuis longtemps. Bref, à des catégories de travailleurs distinctes. Or, le processus continuera de fragmenter les travailleurs. Ceux qui savent qu’ils seront intégrés dans un magasin franchisé se mobiliseront-ils encore? Il deviendra de plus en plus difficile pour les syndicats de mobiliser sur l’ensemble du groupe. A plus long terme, le combat que pourraient mener les syndicats, et pour lequel ils pourraient trouver des alliés dans le camp des employeurs, consisterait à harmoniser davantage les conditions de travail et d’emploi entre les commissions paritaires des deux groupes de travailleurs puisque les salariés de Delhaize sont couverts par une convention collective et le personnel des magasins franchisés, par une autre. C’est bien cet enjeu qui irrite les syndicats: les conditions de travail ne sont pas les mêmes pour tous.
Certains gérants de Delhaize franchisés protestent à leur tour contre les nouvelles conditions que pourrait leur imposer le groupe, rejoignant quasiment les critiques des syndicats…
Oui. Il y a une fragmentation intéressante à ce point de vue. On observe une concurrence entre enseignes mais aussi entre magasins du même groupe, avec des points de vue différents sur ce qu’il faut faire. Cela n’aide évidemment pas à avancer vers des solutions. Le problème est que tout le secteur de la grande distribution est tiré vers le bas, depuis des années, par les hard discounters. Ceux-ci ont imposé leur logique de diminution des coûts par tous les moyens, y compris des réductions de salaires. Existe-t-il une sortie vers le haut pour le secteur? Certaines enseignes comme Colruyt peuvent-elles maintenir leur stratégie basée sur le prix mais aussi sur la qualité? Cela devient de plus en plus difficile. Avec une densité de magasins élevée et une concurrence très forte, le secteur de la grande distribution est en réorganisation profonde depuis une bonne vingtaine d’années. Avec, en toile de fond, une stratégie d’élimination entre eux.
Si tous les magasins à franchiser ne trouvent pas de repreneurs, Delhaize pourrait-il fermer certains sites, même s’il s’est engagé à ne pas le faire avant 2028?
Sans doute. Il est difficile de prévoir l’avenir, mais on peut comprendre la prudence et les réticences des candidats repreneurs: sans garantie de rentabilité, ils arrivent sur un terrain marqué par un climat social très dur. Outre l’enjeu économique, c’est un énorme défi pour eux de parvenir à remotiver des troupes qui sont dans la colère, la crainte, la déception. Car c’est bien avec ces troupes-là qu’il faudra travailler. Un conflit social comme celui-là laissera des traces.
Y a-t-il, dans ce dossier, un enjeu particulier pour les organisations syndicales, dont le pouvoir va se dissoudre en raison de la franchisation?
Outre la question des conditions d’emploi et de flexibilité du temps de travail, l’autre enjeu, pour les syndicats, est la capacité d’organiser le dialogue social et la concertation au sein du groupe Delhaize. Comment les travailleurs de l’entreprise pourront-ils, demain, être représentés? Dans une entreprise franchisée de moins de 50 travailleurs, il n’y aura pas de conseil d’entreprise. La représentation beaucoup plus fragmentée et la capacité des syndicats à parler au nom des travailleurs et à infléchir leur sort, chez les franchisés, sera faible, voire nulle.
Le groupe Delhaize est aux mains d’un actionnaire néerlandais, cela joue-t-il dans la perception de la culture de la concertation sociale à la belge?
La culture de la concertation sociale néerlandaise n’est pas si différente de la nôtre. Ce qui joue, c’est le fait qu’on a affaire à une multinationale à capitaux étrangers, qui prend des décisions hors des lieux où s’organise le travail. Ce qui a un double effet: d’un côté, une indifférence complète du patronat étranger par rapport aux conditions de travail sur le terrain et, d’autre part, une incapacité des acteurs de la concertation sociale, très ancrés dans un terrain national, à avoir le contrôle sur ce qui se passe.
Cette impuissance face à des multinationales étrangères est relevée à chaque réorganisation lourde en Belgique. L’Etat, dépossédé, est-il condamné à cette impuissance ou pourrait-il reprendre la main, par exemple grâce à une politique industrielle plus volontariste?
Décider d’une politique de développement industrielle au sein du pays, avec un ancrage qui permette de retrouver une capacité de discussion au sein de l’Etat, est certainement une piste. Mais cela revient à poser un constat d’échec sur le dossier Delhaize. On est dans une situation de blocage complet. Elle s’affirme tous les jours par des actions radicales, qui s’expriment de façon brutale, ce qui est rare dans le contexte belge. L’autre réponse à apporter à ce constat d’impuissance, c’est le grand défi de l’organisation transnationale des relations de travail. Depuis des années, des efforts sont faits pour disposer de syndicats transnationaux, mais on n’arrive toujours pas à réguler, à ce niveau, les salaires, le temps de travail et les questions clés de la relation d’emploi.
Delhaize est dans un long et lent processus de réorganisation. Ceci n’en est qu’une étape.» Evelyne Léonard, professeure
Cora, Carrefour, Mestdagh… tous ont vécu des conflits sociaux durs. Est-ce inhérent à la grande distribution?
Ce secteur, en proie à des restructurations successives quasi permanentes avec des conséquences sur l’emploi délétères, présente un taux de conflictualité sociale élevé. En 2014-2015, Delhaize avait déjà été le théâtre d’un conflit social de huit mois après avoir annoncé son intention de licencier 2 500 personnes. Finalement, le chiffre était retombé à 1 800. C’est donc un long et lent processus de réorganisation qui est en route chez Delhaize. Ceci n’en est qu’une étape. Cette logique continuera-t-elle pour toutes les enseignes jusqu’à ce qu’il y ait moins de concurrence en Belgique? Ou jusqu’à la franchisation de tous les magasins? Alors seuls les plus forts survivront.
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